Le lobby sioniste et la gauche : 

questions embarrassantes 

par Jeffrey Blankfort

dans  Left Curve N° 27 (revue canadienne) 1er semestre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

1991. Noam Chomsky vient de terminer une conference a l’universite de
Berkeley sur le theme du conflit israelo-palestinien. Il repond aux
questions de l’assistance. Un Americain d’origine arabe lui demande d’
expliquer sa position sur l’influence du lobby israelien aux Etats-Unis.
Chomsky lui repond que la reputation de ce lobby est generalement exageree
et qu’a l’instar d’autres groupes de pression, il ne semble puissant que
dans les cas ou sa position correspond a celle des « elites » qui decident
de la politique americaine, a Washington. Plus tot, dans la meme soiree, il
avait affirme qu’Israel recevait le soutien des Etats-Unis en retour des
services rendus par ce pays en sa qualite de « flic de service » des
Etats-Unis au Moyen-Orient.

La reponse de Chomsky suscite les applaudissements nourris d’une partie du
public, visiblement satisfaite de voir les juifs americains absous de toute
responsabilite dans l’oppression par Israel des Palestiniens, alors dans la
quatrieme annee de leur premiere Intifada.

Ce qui est notable, c’est que l’explication donnee par Chomsky du soutien
financier et politique accorde par les Etats-Unis a Israel depuis des
decennies est partagee par ce que l’on designe generalement par l’expression
« lobby israelien », et pratiquement par personne d’autre.

Plutot, pas tout a fait par « personne d’autre ». Parmi les rares mais
neanmoins notables exceptions, il faut relever les majorites ecrasantes tant
du Congres que des medias consensuels, et – ce qui est tout aussi notable –
la quasi totalite de la gauche americaine, tant ideologique qu’idealiste, y
compris des organisations qui se montrent ostensiblement en premiere ligne
du combat en faveur des droits des Palestiniens…

Le fait qu’il y ait une conjonction des esprit, a ce sujet, entre les
partisans d’Israel et la gauche, peut contribuer a expliquer pourquoi le
mouvement « pro-palestinien », aux Etats-Unis, est un flop retentissant.
La position de Chomsky sur le lobby sioniste s’est formee bien avant cette
conference a Berkeley. Dans le Triangle Fatal [The Fateful Triangle],
ouvrage publie par Chomsky en 1983, il lui concedait deja un maigre pouvoir.
Citation : « La « relation speciale » (entre les USA et Israel, ndt) est
souvent attribuee a des pressions politiques internes, et en particulier, a
l’efficacite du lobbying de la communaute juive americaine dans le milieu
politique et dans les medias. Bien que cela soit en partie vrai, cette
affirmation sous-estime l’ampleur du soutien americain a Israel, tout en
exagerant le role que des groupes politiques de pression sont supposes jouer
dans le processus de prise de decision politique. » (p. 13)

Un an auparavant, le Congres avait applaudi a l’invasion israelienne
devastatrice du Liban, avant de voter des millions de dollars d’aide
exceptionnelle a Israel afin d’aider l’armee israelienne a payer les
milliers de projectiles qu’elle avait utilises. Quelle proportion de ce
soutien etait-elle due au soutien des legislateurs a Israel, et quelle
proportion etait-elle attribuable aux pressions du lobby israelien ? C’etait
la une question qui aurait du etre examinee par la gauche, a l’epoque. Mais
elle ne l’a pas ete. Vingt ans plus tard, l’opinion de Chomsky en la matiere
est restee « la croyance admise ».
2001. Au beau milieu de la seconde Intifada, Chomsky est alle encore plus
loin, avancant qu’il est particulierement incongru – en particulier aux
Etats-Unis – de condamner les « atrocites israeliennes », et que « conflit
israelo-palestinien » est une expression plus correcte, car elle est
comparable au fait de designer les veritables responsabilites, comme dans le
cas des « crimes commis par les Russes en Europe de l’Est et « des crimes
commandites par les Etats-Unis en Amerique centrale ». Et pour bien
souligner ce point, Chomsky a ecrit : « Les helicopteres de l’armee
israelienne sont des helicopteres americains, pilotes par des Israeliens. »
Le professeur Stephen Zunes, que l’on peut qualifier a juste titre d’acolyte
de Chomsky, aurait non seulement tendance a absoudre les juifs israeliens de
toute responsabilite dans leurs exactions : il voudrait nous faire croire qu
’ils sont les victimes.

Dans « Tinderbox », son nouveau livre sur le Moyen-Orient, genereusement
encense par Chomsky et d’autres, Zunes accuse les Arabes de « blamer en
permanence Israel ou le sionisme, voire les juifs, de leurs propres
problemes. » D’apres Zunes, les Israeliens auraient ete contraints d’assumer
un role similaire a celui qui etait assigne aux membres des ghettos juifs d’
Europe orientale, qui assuraient des services – principalement la collecte
des impots – en qualite d’intermediaires entre les seigneurs feodaux et les
serfs, en des temps recules. En realite, ecrit Zunes, « la politique
americaine, aujourd’hui, correspond a cet antisemitisme historique. »
Quiconque comparera la puissance des communautes juives dans les siecles
passes a celle qui est la leur aujourd’hui aux Etats-Unis ne pourra que
trouver absurde une telle affirmation.

En realite, le pouvoir juif a meme ete vante, avec tambours et trompettes,
par un certain nombre d’ecrivains juifs, dont J.J. Goldberg, editeur de l’
hebdomadaire juif Forward, qui a ecrit un livre portant le meme titre en
1996. Toutefois, toute tentative d’explorer la question d’un point de vue
critique, aboutit ineluctablement a des accusations d’antisemitisme, comme l
’ont souligne Bill et Kathy Christison dans leur article sur le role des
neoconservateurs juifs de droite dans l’orchestration de la politique
americaine au Moyen-Orient, dans la revue Counterpunch (25 janvier 2003).
http://www.counterpunch.org

« Quiconque a la temerite de suggerer une quelconque participation, voire
meme une simple instigation, israelienne dans la planification de la guerre
par l’administration Bush, est inevitablement taxe d’etre peu ou prou
antisemite. Faites l’experience de seulement murmurer le mot « domination »
dans un voisinage par trop rapproche du mot « Israel », comme dans « la
domination americano-israelienne du Moyen-Orient », ou « l’effort deploye
par les Etats-Unis afin de s’assurer d’une domination mondiale et de la
domination d’Israel sur l’ensemble du Moyen-Orient », et immediatement,
quelque homme de gauche, qui par ailleurs refuse qu’on fasse la guerre a l’
Irak, deversera sur vous ses accusations selon lesquelles vous faites la
promotion des Protocoles des Sages de Sion, ce vieux « faux » tsariste qui
affirmait fallacieusement l’existence d’un plan des juifs visant a la
domination du monde. »

Il s’agit la vraisemblablement de ce que Zunes appelle un exemple de l’ «
antisemitisme latent qui commence a se manifester par des affirmations
largement exagerees de l’existence d’un pouvoir juif, economique et
politique » et aussi par celle qu’il serait « naif de croire que le
processus de decision en matiere de politique etrangere americaine est
suffisamment pluraliste pour qu’un seul groupe de pression puisse exercer
sur lui une telle influence. »

Ce n’est pas, loin de la, la premiere fois que les juifs se trouvent places
aux plus hauts echelons du pouvoir, comme le souligne Benjamin Grinsgsberg
dans son ouvrage : « The Fatal Embrace : Jews and the State » [L’etreinte
fatale : les juifs et l’Etat]. En revanche, on n’a jamais connu par le passe
une situation analogue a celle que nous vivons. Voici comment Grinsgberg
commencait son bouquin :
« Depuis les annees 1960, les juifs sont parvenus au point d’exercer une
influence considerable dans la vie culturelle, intellectuelle et politique
aux Etats-Unis. Les juifs ont joue un role central dans la finance
americaine durant les annees 1980 ; et ils ont ete les principaux
beneficiaires de cette decennie de fusions et de reorganisations d’
entreprises. Aujourd’hui, bien qu’a peine 2 % de la population soit juive,
ce sont pres de la moitie des milliardaires americains qui le sont. Les PDG
des trois plus grandes chaines de television et des quatre studios de cinema
les plus importants sont juifs, tout comme le sont la plupart des
proprietaires des plus grands journaux nationaux, et notamment du plus
influent d’entre eux : le New York Times. »

Cela a ete ecrit en 1993. Aujourd’hui, dix ans apres, les juifs americains
ardemment pro-israeliens occupent des positions leur permettant d’exercer
une influence sans precedent aux Etats-Unis, et ils ont accede – ou on leur
a confie – des postes decisionnaires dans virtuellement l’ensemble des
secteurs de notre culture et de notre personnel politiques. Il n’est
nullement question d’une conspiration secrete. Les lecteurs reguliers des
pages economiques du New York Times, qui repertorient les faits et gestes
des rois des medias, en ont certainement conscience. Cela signifie-t-il qu’
ils soient tous, pris individuellement, des zelotes pro-israeliens ? Pas
necessairement. Mais lorsqu’on compare les medias americains avec leurs
homologues europeens, dans leur maniere de couvrir le conflit
israelo-palestinien, le prejuge extreme en faveur d’Israel, dans les medias
americains, saute aux yeux.

Cela pourrait expliquer la decouverte faite par l’editorialiste de The
Nation, Eric Alterman, que « les Europeens et les Americains different
profondement dans leur vision du probleme israelo-palestinien, tant au
niveau des elites qu’au niveau populaire…Les Americains ressentant une tres
forte sympathie pour Israel, et les Europeens – pour la cause
palestinienne. »

Un autre element de l’analyse de Chomsky est son insistance sur le fait que
ce sont les Etats-Unis, plus qu’Israel, qui sont l’ « etat
segregationniste », ce qui implique que sans l’influence des Etats-Unis,
Israel aurait pu se retirer depuis longtemps de Cisjordanie et de Gaza afin
de permettre aux Palestiniens d’y instaurer leur mini-Etat.
Essentielle, dans son analyse, est la notion que toutes les administrations
americaines, depuis celle d’Eisenhower, ont ?uvre en sorte de promouvoir les
interets d’Israel, conformement au programme d’action americain sur les
plans mondial et regional. Il s’agit la d’une problematique bien plus
complexe que ce que Chomsky nous invite a croire. Des specialistes ayant eu
acces a des informations confidentielles, de l’interieur, tant critiques que
favorables a Israel, ont decrit dans le detail les conflits majeurs qui se
sont produits entre les Etats-Unis et les gouvernements israeliens
successifs, conflits dans lesquels la position d’Israel, grace a la
diligence de son lobby americain, a prevalu.

En particulier, Chomsky ignore ou interprete de facon erronee les efforts
des presidents americains successifs, a partir de Richard Nixon, afin de
temperer l’expansionnisme d’Israel, de lui faire geler ses constructions de
colonies et imposer son retrait des territoires occupes.

« Que sont devenus tous ces projets interessants ? » s’est interroge le
journaliste et militant pacifiste israelien Uri Avnery.
« Les gouvernements israeliens ont mobilise le pouvoir collectif de la
communaute juive americaine qui domine le Congres et les medias dans une
large mesure, afin de les contrer. Confrontes a cette ferme opposition, tous
les presidents americains ; qu’ils fussent de grands ou de mediocres
presidents, qu’ils fussent footballeurs ou acteurs de cinema, ont cede, l’un
apres l’autre. »

Gerald Ford, courrouce par le refus d’Israel d’evacuer la presqu’ile du
Sinai occupee par Israel apres la guerre de 1973 a non seulement suspendu
toute aide a Israel pour une duree de six mois, en 1975, mais en mars de
cette meme annee, il prononca un discours, avalise par le Secretaire d’Etat
Henry Kissinger, qui preconisait une « reevaluation » des relations
americano-israeliennes. Quelques semaines plus tard, l’Aipac
(American-Israel Public Affairs Committee), lobby israelien aupres de
Washington, publia une petition signee par 76 senateurs, « confirmant leur
soutien a Israel, et invitant la Maison Blanche a faire de meme. Le discours
etait tres dur, le ton etait presque brutal. » Ford ceda.

Il suffit de regarder l’administration Bush actuelle, pour voir que ce
phenomene est toujours de regle. En 1991, soit la meme annee que le discours
de Chomsky, le Premier ministre israelien Yitzhak Shamir demanda a la
premiere administration Bush (pere) un pret garanti d’un montant de 10
milliards de dollars afin, avait-il dit, de financer l’installation d’
immigrants de Russie. Bush pere avait deja rejete auparavant une requete du
Congres de prevoir un budget additionnel de 650 millions de dollars en
compensation de la retenue d’Israel, qui n’avait pas participe a la guerre
du Golfe – toutefois il avait cede apres s’etre rendu compte que son veto
serait battu aux voix. Mais, dans le cas des prets garantis, Bush pere fit
savoir a Shamir qu’Israel ne pourrait les obtenir qu’apres avoir gele la
construction de colonies et s’etre engage a ce qu’aucun juif russe n’irait s
’installer en Cisjordanie.

Ulcere, Shamir refusa ces conditions et fit appel a l’Aipac afin qu’il
mobilise le Congres et la communaute juive americaine organisee afin d’
appuyer la demande israelienne des prets garantis.
Une lettre-petition de l’Aipac fut signee par plus de 240 membres de la
Chambre des Representants, exigeant que Bush signe le deblocage des prets,
et 77 Senateurs s’engagerent a voter la loi a cet effet.
Le 12 septembre 1991, des lobbyistes juifs se rendirent a Washington si
nombreux que Bush se sentit oblige de convoquer une conference de presse
(retransmise a la television) au cours de laquelle il se plaignit du fait
que « mille lobbyiste juifs sont rassembles sur la Colline du Capitole
contre moi, petit malheureux. » Cela allait s’averer son epitaphe, car il
venait, par ces paroles, de signer la fin de sa carriere politique.
Chomsky considera la declaration de Bush pere, a l’epoque, comme la preuve
que le tellement redoute lobby israelien n’etait qu’un « tigre de papier ».
« Il a suffi qu’on lui fasse les gros yeux pour qu’il s’effondre, a-t-il
declare aux lecteurs de Z Magazine ». On n’aurait pu etre plus dans le faux.
Le lendemain, Tom Dine, directeur de l’Aipac, declara que « ce 12 septembre
1991 est une journee marquee d’infamie ». Des commentaires similaires furent
lances par des dirigeants juifs qui accuserent Bush de susciter l’
antisemitisme. Plus important, non seulement ses amis dans les medias
consensuels, tels William Safire, George Will et Charles Krauthammer
critiquerent Bush pere, mais ils commencerent a trouver desastreuses sa
politique economique et sa gestion du pays. C’est a partir de ce moment-la
que l’electorat juif de Bush commenca a degringoler. Estime a 38 % en 1988,
il plongea au-dessous de 12 %, certaines estimations allant meme jusqu’a 8
%…

Le blocage des prets garantis par Bush fut la goutte qui fit deborder le
vase, pour le lobby israelien. Lorsqu’il avait fait des commentaires
critiques sur les colonies juives a Jerusalem est, en mars 1990, l’Aipac
avait commence ses attaques contre lui (en marquant une breve pause, durant
la guerre du Golfe). Dine publia une tribune tres critique dans le New York
Times, et il prononca peu apres un discours tres agressif a la Conference
des Jeunes Dirigeants de l’Appel Juif Unifie. « Freres et s?urs », leur
dit-il, au moment ou ils allaient entreprendre leur campagne de lobbying au
Congres sur cette question, « rappelez-vous toujours que les amis d’Israel,
dans cette ville, resident sur Capitol Hill. » Quelques mois apres, les
prets garantis etaient debloques. Mais pour Bush, c’etait trop tard : il
etait cuit.

Faisons un saut dans le temps, jusqu’au printemps dernier, lorsque Bush
junior demanda tres justement que le Premier ministre israelien Ariel Sharon
retire ses troupes de Jenine, allant jusqu’a dire, irrite : « Assez, c’est
assez ! ». Cela fit les gros titres de la presse dans le monde entier, et
son recul, apres le refus de Sharon, fit, lui aussi, la une des journaux.
Que s’etait-il passe ? Des critiques tres dures s’etaient elevees au sein de
son propre parti au Congres, ainsi que parmi les vieux amis de son papa,
dans les medias. Will associa Dubya a Yasser Arafat et il accusa Bush d’
avoir perdu sa « clarte morale ». Le lendemain, Safire suggera que Bush
etait en train d’ « etre pousse sur un champ de mines d’erreurs politiques »
et qu’il etait devenu un « allie peu fiable, au moment meme ou Israel combat
pour sa survie. » Bush junior recut le message 5 sur 5 et  il ne lui fallut
pas plus d’une semaine pour declarer Sharon « homme de paix ». Depuis lors,
comme l’ont fait observer Robert Fisk et d’autres journalistes, on a l’
impression que c’est Sharon qui ecrit les discours de Bush.
D’aucuns pensent que Bush junior et ses predecesseurs n’ont emis des
critiques a l’egard d’Israel que pour la galerie, afin de convaincre le
monde, et en particulier les pays arabes, de la bonne foi des Etats-Unis,
qui seraient capables d’etre un « honnete courtier » entre les Israeliens et
les Palestiniens. Mais il est difficile d’admettre que la plupart d’entre
eux auraient pu aller jusqu’a s’humilier simplement pour servir de
couverture afin de faire passer la politique americaine.

Stephen Green a donne une explication plus convaincante. Son ouvrage «
Taking Sides, America’s Secret Relations with Militant Israel » [Prendre
parti : les relations secretes de l’Amerique avec l’Israel militant] fut la
premiere analyse critique des archives du Departement d’Etat concernant les
relations americano-israeliennes. Depuis l’administration Eisenhower,
ecrivait Green en 1984, « Israel et les amis americains d’Israel, ont dicte
les grandes lignes de la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient. La seule
tache a avoir ete laissee aux presidents americains consista a mettre cette
politique en application, avec un enthousiasme variable, et aussi a faire
face aux questions tactiques. »

C’est peut-etre un peu exagere, mais l’ancien senateur americain James
Abourezk (Democrate, Sud-Dakota), a repris des propos de Grenn, dans un
discours qu’il a prononce en juin dernier devant le Comite contre les
Discriminations envers les Americains d’origine arabe :
« Voila ou en est reduite aujourd’hui la politique americaine. Le lobby
israelien a rassemble tellement de puissance financiere que nous assistons
quotidiennement au spectacle de senateurs et de representants americains s’
inclinant devant Israel et son lobby aux Etats-Unis. »

« Ne vous y trompez pas. Les votes et les courbettes n’ont rien a voir avec
l’amour des legislateurs pour Israel. Ils ont, en revanche, tout a voir avec
l’argent verse a leurs comites de campagne electorale par des membres du
lobby israelien. J’estime personnellement a 6 milliards de dollars les
debours du Tresor americain en direction d’Israel, chaque annee. Cet argent,
ajoute au soutien politique systematique que les Etats-Unis apportent a
Israel a l’Onu : voila ce qui permet a Israel de mener ses operations
criminelles en Palestine en toute impunite. »
Il s’agit la d’une realite qui a ete relevee a de multiples reprises et sous
des formes multiples par d’anciens membres du Congres, s’exprimant
generalement « off the record ». C’est une realite que Chomsky et ceux qui
adoptent ses analyses choisissent d’ignorer.

Le probleme n’est pas tant que Chomsky se soit trompe. Il a, apres tout, vu
juste a de multiples egards, en particulier dans sa description des moyens
utilises par les medias afin de manipuler la conscience des gens au service
des interets de l’Etat. Toutefois, en voyant dans le soutien americain a
Israel une simple composante, parmi d’autre, de ces interets, il semble
avoir commis une erreur majeure qui a eu des consequences non negligeables.
En adoptant l’analyse de Chomsky, le mouvement de solidarite pro-palestinien
a echoue a prendre la seule mesure politique qui aurait ete susceptible d’
affaiblir l’emprise d’Israel sur le Congres et l’electorat americain, a
savoir : remettre en cause les milliards de dollars d’aide et de reductions
fiscales offerts annuellement par les Etats-Unis a Israel.

Il convient de se poser les questions suivantes : pourquoi cet argumentation
de Chomsky a-t-elle ete adoptee avec un tel enthousiasme par le mouvement
pro-palestinien ; pourquoi les avis contraires formules par des
personnalites d’une envergure aussi considerable qu’Edward Said, Ed Herman,
Uri Avnery et, plus recemment, Alexander Cockburn, ont ete ignores ? Il
semble y avoir plusieurs raisons a cela.

Les militants du mouvement, juifs et non-juifs, ont adopte la position de
Chomsky parce que c’etait le message qu’il leur plaisait d’entendre ; ne pas
se sentier oblige de « blamer les juifs » a quelque chose de rassurant. La
hantise soit de provoquer de l’antisemitisme, soit d’etre taxe d’
antisemitisme (ou de juif haineux de lui-meme) est desormais tellement
ancree dans notre culture politique et notre politique institutionnelle que
personne, y compris Chomsky ou Zunes, n’en est a l’abri. Cela est encore
renforce par les evocations constantes de l’Holocauste juif qui – ce n’est
pas un hasard – apparaissent regulierement dans les films et les principaux
medias. Chomsky, en particulier, a ete fortement critique par l’
establishment juif, depuis des decennies, en raison de ses critiques a l’
egard d’Israel, au point de se faire « excommunier », honneur qu’il partage
avec la regrettee Hannah Arendt. On peut legitimement supposer qu’a un
niveau ou a un autre, cette histoire personnelle n’est pas sans consequence
pour l’analyse de Chomsky.

Mais les problemes du mouvement pro-palestinien vont au-dela de la peur de
risquer l’accusation d’antisemitisme, comme Chomsky, qui en a conscience, le
note tres justement dans The Fateful Triangle :
« La gauche et les groupes pacifistes americains, exceptes quelques elements
marginaux, ont tres generalement ete des soutiens ultras d’Israel
(contrairement a bien des accusations sans fondement), certains etant meme a
ce point passionnement pro-israeliens qu’ils ont ferme les yeux sur des
pratiques qu’ils auraient ete les premiers a denoncer, ailleurs dans le
monde. »

Le probleme des aides americaines a destination d’Israel en donne une bonne
illustration. Durant l’administration Reagan, il y eut un effort consequent,
lance par le mouvement contre l’intervention, afin de bloquer un budget de
15 milliards de dollars annuels destines a financer les
contre-revolutionnaires au Nicaragua (les « contras »). Les citoyens furent
invites, dans l’ensemble des Etats-Unis, a contacter leurs representants au
Congres et a leur demander de voter contre ces credits. Non seulement cette
action a ete couronnee de succes : elle a contraint l’administration Reagan
a mettre le doigt dans l’engrenage de ce qui allait etre connu un peu plus
tard sous le nom de (scandale) du Contragate.

A l’epoque, Israel recevait l’equivalent de cette somme, mais annuellement.
Aujourd’hui, ce montant atteint « officiellement » environ 10 millions de
dollars / jour. Neanmoins, aucune campagne d’importance n’a jamais ete
lancee afin de reduire ce flux ni meme attirer l’attention du public sur
cette realite. Chaque fois que des tentatives ont ete faites, elles ont ete
contrees par l’opposition d’acteurs cles comme (a l’epoque) le Comite des
Amis de l’Amerique, sans doute desireux de ne pas s’aliener des
contributeurs juifs majeurs (Des efforts recents, sur Internet, visant a la
« suspension » de l’aide militaire (mais non de l’aide economique !) jusqu’a
ce qu’Israel mette un terme a son occupation, n’ont abouti a rien.)
Les slogans mis en avant par divers secteurs de la militance
pro-palestinienne, tels « fin de l’occupation », « fin de l’apartheid
israelien », « sionisme = racisme », ou encore « deux Etats pour deux
peuples », alors que nous etions confrontes a des problemes majeurs lies au
conflit, presupposaient un niveau de conscience, dans le peuple americain,
dont l’existence n’etait pas prouvee. Un interet pour la question de savoir
ou leurs impots allaient en realite, en particulier en des temps de coupes
massives dans les programmes sociaux, aurait certainement rencontre un echo
beaucoup plus important dans l’opinion. Lancer une campagne serieuse afin de
mettre un terme a l’aide a destination d’Israel exigerait que l’on se
concentre sur le role joue par le Congres et la prise de conscience du role
joue par Lobby pro-israelien.

L’evaluation chomskienne de la position d’Israel au Moyen-Orient contient
sans doute certains elements de verite, mais pas assez pour expliquer ce que
l’ex-sous-secretaire d’Etat Goerge Ball a pu decrire comme « l’attachement
passionnel » de l’Amerique a l’Etat juif. Toutefois, sa tentative de decrire
des relations americano-israeliennes comme des decalques de celles de
Washington avec ses regimes – clients du Salvador, du Guatemala ou du
Nicaragua, est fallacieuse.

L’engagement des Etats-Unis en Amerique centrale etait tres simple a
comprendre. Des armes et de l’entrainement militaire etaient fournis a des
dictatures sud – americaines afin que leurs armees et leurs escadrons de la
mort tuent chez leur citoyens tout desir d’obtenir des terres leur
appartenant, des droits civiques et la justice economique – toutes choses
susceptibles de miner les interets des grandes entreprises capitalistes
americaines. Cela etait parfaitement clair. Israel s’insere-t-il dans ce
schema ? A l’evidence : non. Quoi que l’on puisse dire d’Israel, sa majorite
juive, a defaut des autres citoyens, jouit de droits democratiques.
Ajoutons qu’il n’y avait pas de lobbies notables salvadorien, nicaraguaien
ou guatemalteque, a Washington, susceptibles d’obtenir des millions de
dollars en faisant la cour aux membres du Congres ou en les intimidant ;
personne, a la Maison des Representants, ou au Senat, parmi l’un quelconque
de ces Etats-clients, aux probables doubles allegeances, a meme d’y
approuver des appropriations de millions de dollars sur une base annuelle ;
aucun possedant des reseaux de television de premiere importance, ou des
stations de radio, des journaux ou des studios cinematographiques, ni de
syndicats ou de fonds de pension investissant des milliards de dollars dans
leur economies respectives. L’exemple le plus approchant, dans la categorie
des lobbies nationaux, est celui des Cubains refugies a Miami, dont la
gauche veut bien admettre l’existence et le pouvoir, meme si sa puissance
politique est minuscule en comparaison de celle des partisans d’Israel
Qu’en est-il de l’affirmation de Chomsky, selon qui Israel est le flic de l’
Amerique en patrouille au Moyen-Orient ? Il n’y a, jusqu’ici, aucune
occurrence d’un seul soldat israelien versant une goutte de sang au service
des interets americains, et il est fort peu vraisemblable que l’un d’entre
eux se verra demander de le faire a l’avenir. Lorsque les presidents
americains ont juge qu’un policier etait necessaire dans la region, c’est
aux troupes americaines qu’ils ont demande ce travail.
Lorsque le president Eisenhower estima que les interets americains etaient
menaces au Liban, en 1958, il y envoya les Marines. En 1991, comme nous l’
avons vu, le president Bush a non seulement demande a Israel de rester sur
la touche, il a meme ulcere les militaires de ce pays en refusant de donner
au vice-president Dick Cheney l’autorisation de communiquer a l’aviation
israelienne les donnees qu’il reclamait afin de pouvoir envoyer des
bombardiers pour aller repliquer en Irak aux tirs de missiles Scud par ce
pays. Ceci entraina une situation dans laquelle les pilotes israeliens
etaient litteralement contraints de rester assis dans leur carlingue, a
attendre des ordres qui ne venaient jamais…

La preuve que Chomsky apporte du role d’Israel en tant que gendarme des
Etats-Unis fut l’avertissement d’Israel a la Syrie de ne pas intervenir dans
la guerre du Roi Hussein contre l’OLP, en Jordanie, en septembre 1970.
De toute evidence, cet avertissement visait au premier chef a proteger les
interets israeliens. Le fait que cela servait aussi les interets americains
n’est que secondaire. Neanmoins, pour Chomsky, il s’agissait la « d’un autre
service important rendu (par Israel) » aux Etats-Unis. Ce que Chomsky et la
plupart des historiens ignorent ou omettent de mentionner, c’est une autre
raison pour laquelle la Syrie n’etait pas intervenue en Jordanie afin de
sauver les Palestiniens, a l’epoque.

Le commandant en chef de l’aviation syrienne, Hafez al-Assad, avait montre
peu de sympathie pour la cause palestinienne et il critiquait les relations
amicales entretenues par l’OLP avec le gouvernement syrien sous le president
Atassi. Aussi, lorsque le roi Hussein declencha ses attaques, Assad laissa
ses avions au hangar.

Trois mois plus tard, il fomentait un coup d’Etat et s’installait au pouvoir
a Damas. Parmi ses premiers actes, il y eut l’emprisonnement de centaines de
Palestiniens et de leurs amis syriens. Puis il entreprit de renforcer la
milice (palestinienne) sponsorisee par la Syrie, Al-Saika, et de supprimer
les fonds que la Syrie envoyait a certaines milices palestiniennes. Au cours
des annees suivantes, Assad permit a des formations opposees a Yasser Arafat
de disposer de bureaux et de stations de radio a Damas, sans plus. En 1983,
un an apres l’invasion du Liban par Israel, il encouragea une guerre civile
breve mais sanglante, entre Palestiniens, au Nord du Liban. Cet episode a
ete passe par pertes et profits.

Jusqu’a quel point la presence d’Israel a-t-elle dissuade ses voisins
arabes, plus faibles, de porter atteinte a des interets americains ; c’est
la pur objet de conjecture. A l’evidence, la presence d’Israel a ete
utilisee par ces regimes reactionnaires, dont la plupart sont des allies des
Americains, comme excuse pour eliminer leurs propres mouvements d’
opposition. (On pourrait arguer du fait que la complicite de la CIA dans le
renversement du Premier ministre Mossadegh, en Iran, (1953) et d’Abdel Karim
Kassem en Irak, en 1963, eurent plus qu’un simple impact sur l’ecrasement
des mouvements progressistes dans cette region du monde.)
Les rares apports d’Israel aux Etats-Unis, d’ailleurs dans leur interet
mutuel, furent un certain nombre de programmes de cooperation en matiere de
developpement d’armements, genereusement finances par le contribuable
americain et l’utilisation par les Etats-Unis d’equipements mis au point par
des techniciens israeliens, dont les « charrues » utilisees pour enterrer
vivants les soldats irakiens lors de la premiere guerre du Golfe ne furent
pas les moindres. Etant donne que des aides americaines tres importantes
etaient a l’origine de ces programmes d’armement, il est difficile de
defendre l’idee qu’ils pourraient representer un debut de soutien en retour
d’Israel aux Etats-Unis…

Un autre argument de Chomsky consiste a dire qu’Israel avait manifeste sa
volonte d’aider les Etats-Unis en se chargeant de missions que les
administrations americaines passees avaient ete incapables (ou n’avaient pas
voulu) mener a bien pour des raisons tenant a la legislation ou a l’opinion
publique americaines, telles que vendre des armes a des regimes insortables,
ou entrainer des escadrons de la mort.

La question de savoir si Israel les a prises en charge a la demande des
Etats-Unis reste posee. Un commentaire d’un ministre israelien, Yakov
Meridor, publie par le journal Ha’aretz, semble l’infirmer.

« Nous devons dire aux Americains : ne nous faites pas concurrence a Taiwan,
ne nous faites pas concurrence en Afrique du Sud, ne nous faites pas
concurrence dans la zone caraibe, ou dans d’autres regions dans lesquelles
nous pouvons vendre des armes directement et ou vous pouvez operer
ouvertement. Laissez-nous l’opportunite de le faire, et faites-nous
confiance en matiere de ventes de munitions et d’equipement. »
En realite, a aucun moment les Etats-Unis n’ont cesse de former des
escadrons de la mort en Amerique latine ou de fournir des armes aux pays de
cette region du monde, a l’exception du Guatemala, ou Carter mit un terme a
l’aide americaine en raison des nombreuses violations des droits de l’homme
commises dans ce pays, chose qui ne posait aucun probleme a l’armee
israelienne, d’ores et deja impliquee dans ce genre de violations. Il y eut
un cas ou l’on assista a la situation inverse. Israel fournissait au
Salvador plus de 80 % de son equipement militaire avant que les Americains
ne s’engagent dans ce pays.

Quant aux relations commerciales et a la cooperation militaire, y compris
dans le domaine nucleaire, entre Israel et l’Afrique du Sud, elles etaient
celles d’une alliance naturelle propre a deux societes ayant usurpe le
territoire d’autrui et se considerant dans une situation similaire, celle
« d’un peuple civilise cerne par des sauvages menacants ». Cette relation
devint tellement etroite que la ville sud-africaine de Sun City devint une
villegiature de choix pour les touristes israeliens.

Lorsqu’on leur posa la question, la raison invoquee par les responsables
israeliens afin de justifier ces ventes d’armes, fut que c’etait pour Israel
la seule maniere de faire fonctionner a plein regime son industrie
militaire. Les ventes par Israel d’armes sophistiquees a la Chine lui ont
valu les critiques de plusieurs administrations americaines, mais ces
critiques ont ete attenuees sous la pression du Congres.

Israel a beneficie du silence des mouvements anti-interventionnistes et
anti-apartheid americains, dont les dirigeants etaient plus a l’aise lorsqu’
il s’agissait de critiquer les politiques des Etats-Unis que celles d’
Israel. Que leur comportement ait ete attribuable a leur volonte de faire
passer les interets d’Israel avant tout, ou qu’ils aient ete paralyses par
la crainte de susciter de l’antisemitisme aux Etats-Unis, le resultat fut le
meme.
Une manifestation que j’avais organisee en 1985, afin de protester contre
les liens d’Israel avec l’apartheid sud-africain et son role de suppletif en
Amerique centrale, en fournit un exemple eclairant. Ayant approche des
membres du conseil d’administration du Centre d’Information du Nicaragua
[NIC] de la region de la Baie de San Francisco afin de leur demander s’ils
acceptaient de se joindre a la manifestation, je ne recus pas de reponse.
Le NIC etait le principal groupe de solidarite avec le Nicaragua, et en
depit de la longue et horrible histoire d’Israel tout d’abord dans son aide
a Somoza, puis, a l’epoque de notre manifestation, aux contras, le bureau de
ce groupe vota… Disons qu’il ne pouvait pas voter « non » a notre demande de
soutien, alors ils voterent la decision de « ne plus apporter leur soutien a
qui que ce soit », une position sur laquelle ils revinrent peu de temps
apres notre manifestation. Les membres du conseil d’administration du NIC
etaient presque tous juifs.

J’ai eu plus de chance avec le GNIB, le Guatemalan News and Information
Bureau [Office d’information et de documentation du Guatemala], mais apres
bien des efforts. A l’epoque, Israel fournissait 98 % des armes de ce pays
et la totalite de la formation militaire fournie a l’un des regimes les plus
meurtriers des temps modernes. On aurait pu penser qu’une organisation
pretendant travailler a promouvoir la solidarite avec le peuple
guatemalteque non seulement soutiendrait notre manifestation, mais serait
meme heureuse d’y participer.

Il semble que le bureau du GNIB etait profondement divise sur cette
question. Peu desireux d’essuyer un nouveau refus, je harassai les membres
du conseil d’administration de coups de telephone, jusqu’a ce qu’ils votent
le soutien. Le CISPES d’Oakland [Committee in Solidarity with the People of
El Salvador] apporta le sien. Le quotidien San Francisco Chapter refusa
notre demande de publication d’un communique. (Un an auparavant, apres que j
’aie ete cite par ce journal pour avoir critique l’influence du lobby
israelien sur le parti democrate, des journalistes avaient envoye une lettre
au redacteur en chef, alleguant que je provoquais de l’ « antisemitisme ».)
Les principales organisations anti-apartheid soutinrent la manifestation,
mais encore une fois, apres de longs debats internes.
La manifestation avait ete organisee en riposte au refus d’un mouvement base
a San Francisco, Mobe [Mobilization for Peace, Jobs and Justice] (une
coordination de divers mouvements) d’inclure toute mention du conflit au
Moyen-Orient parmi les slogans qu’il mettait au point en vue d’une marche de
protestation contre l’apartheid en Afrique du Sud et l’interventionnisme des
Etats-Unis en Amerique centrale.

Au cours d’une reunion de preparation pour cette manifestation, une poignee
d’entre nous demanda qu’une pancarte appelant a « l’arret de l’intervention
americaine au Moyen-Orient » soit ajoutee a celles qui avaient ete prevues.
Le vote contre cette proposition fut ecrasant. Un syndicaliste juif nous dit
que « nous pouvions faire bien plus pour aider les Palestiniens en ne les
mentionnant pas, qu’en les mentionnant ! », etrange reponse qui faisait echo
a ce que disait le president Reagan lorsqu’il evoquait la maniere de mettre
un terme a l’apartheid sud-africain. On nous dit, en prive, que si le
Moyen-Orient finissait par etre evoque dans la manifestation, « les
syndicats se desolidariseraient  du mouvement », ce qui etait un aveu du
fort soutien a Israel regnant au sein de la bureaucratie syndicale.
Le contexte du refus qui nous fut oppose par le MOBE etait hautement
significatif. Deux ans et demi plus tot, Israel avait envahi le Liban et ses
troupes occupaient encore ce pays lorsque nous nous sommes reunis cet
apres-midi la, a San Francisco. Neanmoins, les responsables du Mobe
refuserent d’accorder a Tina Naccache, la seule Libanaise presente dans la
grande salle de la bourse du travail, le temps de parole que nous avions
sollicite.

Trois ans apres, le Mobe programma une nouvelle manifestation de masse. Les
Palestiniens etaient dans leur premiere annee d’Intifada, et il semblait s’
imposer qu’un communique appelant a la fin de l’occupation israelienne soit
ajoute aux motions de la manifestation. Les organisateurs – les memes qu’en
1985 – avaient deja decide de ces slogans a huis clos : « Pas d’intervention
americaine en Amerique centrale ni dans les Caraibes ! Fin du soutien des
Etats-Unis a l’apartheid sud-africain ! Gel de la course a l’armement
nucleaire et desarmement ! Des emplois et la justice ! Non a la guerre ! »
Cette fois-la, le Mobe ne prit aucun risque, et il annula une reunion
publique ou nos demandes auraient pu etre debattues et faire l’objet d’un
vote. Une Coalition d’Urgence pour les Droits des Palestiniens fut mise sur
pied, en reponse. Une petition fut mise en circulation, appuyant notre
demande. Pres de 3 000 personnes la signerent, dont des centaines de
personnes appartenant a la communaute palestinienne. La direction du Mobe
finit par accepter de faire une seule concession. Au dos de son tract
officiel, elle accepta que l’on fasse figurer la phrase suivante (qui serait
de toute maniere invisible lorsque le tract serait affiche sur un mur ou sur
un tronc d’arbre) :
« Donnez une chance a la paix, partout dans le monde : le calvaire du peuple
palestinien, comme l’ont montre les evenements recents en Cisjordanie et a
Gaza, nous rappellent que nous devons defendre les droits de l’homme
partout. Que les nations de notre monde cessent de construire des engins de
mort et de mettre sur pied des armees et qu’elles consacrent leur energie et
leurs ressources a l’amelioration de la qualite de la vie. Paix, Emplois et
Justice. »

Aucune mention d’Israel, ni des atrocites commises par les soldats
israeliens. Ne parlons pas du tract des syndicats : il ne faisait aucune
allusion au conflit.

Brulons rapidement les etapes jusqu’au mois de fevrier 2002, ou une nouvelle
version, plus reduite du mouvement Mobe, se reunit afin de preparer une
manifestation et un rassemblement de protestation contre l’intervention
americaine en Afghanistan. Les personnes etaient differentes, mais on
aboutit au meme pietre resultat. Le probleme fut celui de la necessite d’une
coalition « large » - soulever le probleme de la Palestine risquant d’
empecher qu’elle puisse etre reunie…

Le mouvement national d’opposition a l’extension de la guerre en Irak a
connu les memes difficultes. Comme en 1991, lors de la premiere guerre du
Golfe, il y eut plusieurs grandes manifestations, organisees separement,
mais avec beaucoup de participants communs. En depit de leurs orientations
politiques differentes, ce sur quoi les organisateurs des deux
manifestations tomberent d’accord, ce fut sur l’interdiction de mentionner
le conflit israelo-palestinien dans un quelconque des documents du mouvement
de protestation, meme si les liens entre ce conflit et la situation en Irak
etait rappeles dans pratiquement toutes les manifestations qui se
deroulaient dans le monde entier. La peur du mouvement anti-guerre de s’
aliener les juifs americains l’emporte toujours sur la necessite de defendre
les droits des Palestiniens.

En septembre dernier, le slogan de « Pas de guerre contre l’Irak ! Justice
en Palestine ! » rassembla pres d’un demi-million de manifestants a
Trafalgar Square. La difference constatee aux Etats-Unis a ete resumee ainsi
par un dirigeant indien (d’Amerique) durant la premiere Intifada : « Le
probleme, dans le mouvement de solidarite aux Etats-Unis », m’avait-il dit,
« c’est qu’il y a trop de sionistes liberaux qui y participent. »
Si un evenement illustre parfaitement leur influence sur le mouvement
protestataire, c’est ce qui s’est produit dans les rues de New York le 12
juin 1982, lorsque 800 000 personnes s’etaient rassemblees devant le siege
de l’Onu afin de reclamer l’interdiction des armes nucleaires. Six jours
avant, le 6 juin, Israel avait lance son invasion devastatrice du Liban. Son
but etait de detruire l’OLP, basee a l’epoque dans ce pays. 80 000 soldats,
appuyes par des bombardements aeriens massifs et par des tirs de missiles
depuis la mer, etaient en train de creer un niveau de mort et de destruction
a faire palir ce que l’Irak ferait plus tard au Koweit. En un an, on allait
enregistrer 20 000 morts palestiniens et libanais, et des dizaines de
milliers de blesses.

Et quelle fut la reponse, ce jour la, a New York ? Afin d’evoquer les
atroces souffrances qui  ravageaient son pays natal, un Libanais fut
autorise a venir s’asseoir a la tribune, mais personne ne l’introduisit, et
il ne fut pas autorise a prendre la parole. Le sujet ne fut pas non plus
mentionne par l’un quelconque des orateurs. Israel et son lobby n’auraient
pu rever mieux.

Vingt et un ans plus tard, Ariel Sharon, l’architecte de cette invasion, est
Premier ministre d’Israel, apres avoir ete reelu. Tandis que j’ecris ces
lignes, des zelotes pro-israeliens, au sein de l’administration Bush, s’
appretent a savourer leur plus grand triomphe historique. Apres tout, ils
ont su etre la force motrice d’une guerre dans laquelle ils voient la
premiere etape d’un « remodelage de la carte du Moyen-Orient », l’alliance
americano-israelienne devenant primordiale dans ce Moyen-Orient revu et
corrige.

Et que fait la gauche ? Le rabbin Arthur Waskow, militant de longue date aux
etats de service impeccables, a affirme dans le magazine juif Forward que le
mouvement pacifiste « United for Peace and Justice », organisateur du
rassemblement anti-guerre du 15 fevrier dernier a New York, « a grandement
?uvre afin de montrer tres clairement qu’il n’est pas engage dans une
rhetorique anti-israelienne. Des le debut, aucune des declaration de United
for Peace n’ont jamais fait la moindre allusion au probleme
israelo-palestinien… ».


 

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