Le Raïs ligoté
par Israël Shamir
Jérusalem, 15.12.2003
Regarde vite la télé ! - me crie ma femme, prévenue par un coup de fil, depuis la cuisine. Sur l'écran allumé,
apparaît le cliché anthropométrique du criminel George W. Bush. Au-dessous, la légende dit : " Bush -
l'ancien dictateur vient d'être arrêté ". Je ne vous cacherai pas que je vis là un instant d'intense
jubilation. Bush mérite amplement d'être arrêté et jugé - en raison de son invasion de l'Irak et
de l'Afghanistan souverains, des milliers d'hommes et de femmes tués et torturés partout où il a porté
sa croisade contre l'Islam, à cause de ses magouilles avec le trust Enron, et de son rôle douteux dans
les attentats du 11 septembre. A en juger au Patriot Act, qui a supprimé les libertés américaines
traditionnelles, et à la manière inconstitutionnelle dont il a accédé à la Maison Blanche, on peut
à juste titre le qualifier de dictateur. Et déjà " ex " ? Le peuple des Etats-Unis, cette grande
république de l'autre côté de l'Atlantique, se serait-il montré le digne héritier de Brutus, voire
même de George Washington et de Thomas Jefferson ? Ayant pris les armes, aurait-il déposé le tyran ?
Hélas : fausse joie… Après quelques secondes, il s'avère que l' " ancien dictateur arrêté " n'est autre
que le président irakien déchu Saddam Hussein. Quelle douche ! Des vues du Président irakien humilié,
hirsute, épuisé, désorienté, traité comme un tigre captif dans un zoo, passent en boucle. Saddam ouvre
la bouche, et nous voilà contraint à regarder l'intérieur de sa bouche. Elle est rouge. Il semble humain,
fragile. Trop humain. Sa barbe en broussaille et ses grands yeux innocents font de lui un Léon Tolstoï ou
un Alexandre Soljénitsyne. De fait, si en décembre 1941 les troupes d'Hitler n'avaient pas été stoppées
par la 39ème brigade des Gardes Rouges de Panfilov dans les faubourgs de Moscou, c'est le même sort qui
aurait attendu Staline : être emmené dans une cage aux barreaux de fer à Berlin et présenté à la
populace comme " le dictateur sanguinaire capturé ". Et tel aurait été le sort du Président Mao,
n'eussent les soldats chinois stoppé les hordes de MacArthur sur la rive de la rivière Yalu, en 1950.
Vae victis : malheur aux vaincus ! La malédiction est une défaite : celle de l'ennemi impitoyable et arrogant.
Ayant traversé la rue, je suis allé dans un café palestinien, où les artistes et les profs de Jérusalem
se mêlent aux villageois venus faire leurs achats dans la grande ville, autour de jeux de jacquet et de
tasses de café à la cardamome. La tristesse était en suspens au-dessus des tables basses, comme un nuage
de pluie, dans un ciel de gris de décembre. Les Palestiniens étaient dans le désarroi, et ils échangeaient
des chuchotements. Leurs nobles sentiments d'Orientaux avaient été blessés par cette exhibition déshonorante
du raïs capturé. Qu'ils aient aimé Saddam Hussein ou qu'ils l'aient détesté, il n'en était pas moins le
Président légitime d'une grande nation arabe, et son humiliation fut celle de tous les Arabes. Certes,
Saddam ne fut pas le premier dirigeant capturé de la longue et sanglante histoire mondiale. Voici plus
de huit siècles, les grands princes Croisés venus d'Europe occidentale furent faits prisonniers par
l'armée arabe victorieuse. Mais le dirigeant arabe de l'époque - un certain Saladin - avait traité
les prisonniers de manière courtoise, comme il l'eût fait de ses invités les plus prestigieux. Il ne
les fit pas défiler, la bouche ouverte, devant ses troupes. Certes non. Mais la Chevalerie et l'Honneur,
si chers à tout cœur arabe, ne sont pas des vertus américaines : les Américains n'ont osé attaquer l'Irak
qu'après s'être assuré que le pays avait été dûment inspecté, de fond en comble, dix années durant, par
l'Onu, et qu'on l'avait trouvé totalement désarmé.
Les Palestiniens ont des motifs supplémentaires d'inquiétude. L'Irak était un grand pays arabe indépendant.
Il ne faisait certes pas contrepoids à la puissance unique d'Israël et des Etats-Unis. Mais quand même :
sa simple existence pouvait retenir la main des sionistes et les dissuader de poser les actes les plus
sauvages. En 1948, ce sont des volontaires irakiens qui empêchèrent la soldatesque israélienne de chasser
les habitants palestiniens de Jénine et de Naplouse, leur épargnant le sort de réfugiés apatrides. En 1973,
c'est la présence de l'armée irakienne qui arrêta le déferlement de l'armée israélienne, l'empêchant de
parvenir jusqu'à Damas. Depuis lors, les Irakiens ont eu constamment le souci des Palestiniens, qu'ils
ont soutenus, au grand dam des Etats-Unis, que cela rendait littéralement fous de rage. Recueillant des
fonds, les Irakiens les faisaient parvenir aux veuves et aux orphelins de la résistance. Le régime
installé par les Américains dans Bagdad occupée est hystériquement anti-palestinien et pro-israélien.
Ahmad Chalabi, le pantin préféré des Américains, a exhorté à instaurer des relations amicales avec
Israël ; à Bagdad, des projets d'acheminement du pétrole irakien vers les raffineries de Haïfa sont
en discussion, tandis que les forces d'occupation expulsent des réfugiés palestiniens de leurs résidences
provisoires. Saddam Hussein ne pouvait pas faire grand-chose : sa politique anti-islamique ne lui a certes
pas acquis l'appui des Arabes religieux. Mais il n'en incarnait pas moins une voix arabe amie, et indépendante.
Non loin de là, dans un pub, les Israéliens étaient frénétiques. Pour eux, c'était là une excellente nouvelle,
politiquement et économiquement parlant. Depuis la victoire américaine, les firmes israéliennes n'ont cessé
d'affluer agressivement en Irak. " Toutes les demandes d'autorisation d'investissement dans de nouvelles
opportunités de business en Irak sont examinées par des intermédiaires agréés, dont la liste est publiée
par les autorités américaines. Tous sont juifs et la plupart d'entre eux sont israéliens. A la tête de
cette liste on trouve un cabinet juridique israélien auquel Douglas Feith (un responsable américain
ultra-sioniste) est associé, m'a-t-on rapporté. Les juifs irakiens ont adressé aux autorités occupantes
des milliards de dollars de réclamations au sujet de propriétés privées juives nationalisées. La capture
de Saddam Hussein va sans doute saper la résistance irakienne, permettant aux Israéliens d'augmenter
leur part du butin de guerre.
Mais, après l'arrestation de Saddam, les responsables israéliens salivent au fumet de bonnes affaires
prévisibles, encore plus juteuses. " Le dictateur déposé (Saddam Hussein) est susceptible de passer
avec ses ravisseurs un marché aux termes duquel il expliquerait de quelle manière il a fait passer
clandestinement en Syrie les armes de destruction massive ( - appelons-les " L'Arlésienne ", ndt).
En contrepartie, on lui offrirait la prison à vie, et non pas la peine capitale, pour crimes de
guerre ", a suggéré le commentateur spécialisé dans les questions militaires du quotidien israélien Ha'Aretz.
Voilà qui aurait l'avantage insigne de permettre à George Bush et à Tony Blair, accusés d'avoir menti " à
leur propre peuple " ( !), de sauver leur peau. Mieux : cela ferait une réalité du vieux rêve des dirigeants
israéliens, et cela donnerait l'ordre aux tanks américains piaffants d'impatience d'effectuer leur percée
jusqu'à Damas. Avec la conquête de la Syrie, c'est la phase suivante de subjugation du Moyen-Orient à Israël
qui serait achevée. La route des fabuleux gisements pétroliers de l'Arabie saoudite serait grand ouverte.
L'arrestation de Saddam Hussein n'apportera la paix, ni à l'Irak, ni au Moyen-Orient. Plus vraisemblablement,
il ne s'agira que d'un tremplin pour donner un surcroît de vigueur à une nouvelle flambée guerrière dans
cette région éprouvée du monde.