Orage à venir en Russie, Medvedev contre
Poutine
par Israel Shamir
http://www.israelshamir.net/English/Tandem1.htm
traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
La rébellion arabe a polarisé la Russie: d’aucuns rêvent d’une
visite de l’Esprit du Tahrir à Moscou, même si d’autres espèrent qu’une croisade
de l’Otan répandra les valeurs occidentales jusqu’à la Volga. Reste qu’une
troisième catégorie de Russes prie avec ferveur pour que rien ne change, ni
maintenant ni jamais. L’abstention récente de la Russie au Conseil de Sécurité
de l’Onu a divisé les élites, rendant enfin visible une cassure croissante.
Le Président Dmitri Medvedev a déclaré Qadhafi persona non
grata. Il a soutenu la proposition de transférer le dossier de la Libye à la
Cour Criminelle Internationale, puis il a donné l'ordre à son Ambassadeur au
Conseil de Sécurité de s’abstenir. Quelques jours après, l’ex-homme fort et
Premier ministre Vladimir Poutine a critiqué vertement la complaisance de
Medvedev; il a qualifié l’intervention occidentale de « nouvelle croisade » et
il a suggéré aux dirigeants occidentaux de « prier pour le salut de leur âme et
afin de demander à Dieu de leur pardonner » pour le sang versé. Medvedev a
répliqué avec un commentaire insensé « comment osez-vous parler de croisade ? »
et les magnats des médias en ont fait des tonnes avec cet échange, tant ils
étaient désireux d’apercevoir la première étincelle entre eux deux. Jusque-là,
le Président et le Premier ministre s’étaient comportés comme des frères
siamois. Ils semblent désormais commencer à se séparer.
Nous ne sommes pas en mesure de dire quelles sont les vues
politiques réelles de Dmitri Medvedev, mais ces derniers mois, il a été promu
(par la clique de ses conseillers) comme une alternative pro-occidentale et
pro-libérale à Poutine. Cette vision correspond à la dualité russe
traditionnelle entre la pensée pro-occidentale et la pensée indigène incarnée
par Tourgueniev et Dostoïevski ; il est exact que la Russie a toujours fait
partie de l’Europe, mais qu’elle s’est toujours présentée comme en étant à part.
Même si cela pourrait rendre schizophrénique une espèce plus fragile, les Russes
ont conservé la mémoire de cette tension salutaire inhérente à l’aigle à deux
têtes de leur emblème national. Il y a la tête indigène, qui s’identifie avec le
monde non-européen et qui s’oppose strictement à la guerre en Libye, et puis il
y a l’autre tête, la tête pro-occidentale, qui veut collaborer avec les
puissances européennes et partager le système de valeurs des Européens, y
compris celles qui ont conduit au bombardement de la Libye.
Il est tout à fait possible que les élections verront Poutine
disputer la présidence à Medvedev. Sera-ce un choix entre (a) une Russie
indépendante et souveraine suivant sa propre voie et (b) une Russie vue comme un
gigantesque pipeline gardé par des béni-oui-oui ? C’est ce que pensent les
partisans de Poutine. La clique de Medvedev déclare quant à elle que le choix
est entre (a) la Russie en tant que membre légitime du monde civilisé et (b) une
Russie délinquante perdue dans le désert, comme la Libye de Qadhafi.
Jusqu’ici, pas de problème. A tout le moins, cela semble un
véritable choix ; mais il y a un piège : l’aigle à deux têtes n’est pas un
animal réel. Ce n’est qu’une chimère. Poutine n’est pas réellement
pro-autochtone et Medvedev n’a pas réellement vendu son âme à l’Occident. Tous
deux voudraient se faire passer pour ce qu’ils ne sont absolument pas.
Si Poutine défendait réellement l’indépendance de la Russie,
celle-ci ne continuerait pas à investir son argent dans des valeurs et des bons
du trésor américains. Si Poutine avait réellement le souci de l’avenir de la
Russie, les profits retirés de la vente du pétrole russe serviraient à réparer
l’infrastructure du pays, et non pas seulement à enrichir une poignée
d’oligarques. Le personnage de conte de fées Poutine ne permettrait à aucun prix
que la richesse toute nouvelle de la Russie soit siphonnée dans les poches de
Londoniens tels que Mr Abramovich et son équipe de foot de Chelsea.
D’un autre côté, si Medvedev était véritablement partisan des
valeurs occidentales, sa politique ne serait pas de disperser toutes les
manifestations, et ses comités électoraux n’empêcheraient pas les partis de
l’opposition d’entrer dans la bataille. Le moins que l’on puisse en dire, c’est
qu’il semble ne pas se fouler la rate pour introduire une réelle compétition
dans la vie politique russe.
Il ne faut surtout pas oublier que Medvedev est la créature de
Poutine et que sa capacité à voler de ses propres elles n’a pas encore été
démontrée. C’est la raison pour laquelle les Russes sont tellement nombreux à
douter de la sincérité de leur confrontation feutrée et sophistiquée. La
substitution d’événements médiatiques orchestrés à de vraies élections
représentant une compétition réelle a condamné les Russes à la démo-cratie, je
veux dire la version « démo » (comme démonstration). Bien qu’ils jouissent d’une
liberté d’expression absolue et d’une quasi-absence de répression, les Russes ne
sont pas en mesure d’élire leurs gouvernants en fonction de leur propre désir.
Ils sont libres de parler, mais leurs discours ne parviennent pas à trouver leur
traduction dans l’action politique réelle.
L’homme qui tient le gouvernail au Kremlin n’est pas élu par
l’ensemble du peuple ; il est sélectionné par des gens du sérail, comme c’était
le cas à l’époque de Brejnev. Le gouvernement de la Russie postsoviétique est
transmis de leader à leader via des arrangements internes à l’élite, estampillés
par un vote populaire manifestement bidonné. Yeltsin avait accédé au pouvoir
grâce à un coup d’état, après quoi il fit tirer des tanks contre le parlement
élu, une fois qu'il eut essuyé une motion de censure. En 1996, il avait falsifié
les élections à un point encore inconnu de l’histoire russe. Ensuite, Yeltsin
avait refilé le pouvoir à Poutine, et Poutine l’a, en quelque sorte, transmis à
Medvedev. La seule question à laquelle les mandarins de Moscou n’ont pas encore
répondu est celle de savoir si Poutine permettra à Medvedev de se porter
candidat ou bien s’il a décidé de reprendre le volant. Les libéraux
pro-occidentaux souhaiteraient que Medvedev mette Poutine hors-jeu et soit le
seul candidat. Poutine leur fait peur, mais ils ont encore plus peur d’élections
libres, dont on ne connaît jamais les résultats d’avance : ils préfèrent la
succession.
Eminence grise
Ceux qui gèrent la succession sont appelés technologues
politiques, et ce sont des gens vraiment à-part. En Russie, ils ont réalisé le
mariage entre le cerveau de Karl Rove et la force brute des Teamsters. Les
technologues politiques russes ont été décrits à l’intention d’un public
occidental par Andrew Wilson, qui a écrit : « Les technologues politiques
postsoviétiques se voient tout à la fois comme des méta-programmateurs
politiques, des créateurs de logiciels, des décideurs et des contrôleurs
appliquant toutes les technologies possibles et imaginables à la construction de
politiques, de manière générale ». Ivan Krastev a expliqué qu’ « un consultant
politique travaille pour un des partis en lice dans une élection, et il fait de
son mieux pour aider ce parti à l’emporter ; le technologue politique, lui,
n’est nullement intéressé par la victoire de son parti, mais dans celle du
« système ». Autrement dit, les technologues politiques sont des gens qui ont
pour mission d’entretenir l’illusion qu’il existerait un pluralisme dans la vie
politique russe ».
Le recours à la technologie politique en lieu et place de
la politique classique a déjà commencé à rendre les Russes extrêmement cyniques
et fatalistes : quoi que nous fassions, ils l’ont déjà prévu et ils seront les
seuls à en profiter. Les Russes pensent désormais que les technologues
politiques sont pratiquement tout-puissants et cette conviction les a rendus
effectivement très forts. Pour cette raison, l’éminence grise de la Russie n’est
ni un prêtre ni un oligarque, mais un technologue politique, un certain
Vladislav Surkov, qui est un écrivain talentueux et un poète d’origine
russo-judéo-tchétchène. Certains observateurs considèrent qu’il est le pouvoir
réel derrière les marionnettes de papier bouilli de Poutine-l’homme-fort et
Medvedev le libéral. C’est cette vision des choses que présente le roman
best-seller d’Alexander Prochanov, Virtuoso. Prochanov a une connaissance
de première main sur Surkov, ce qui est quelque chose de rare, car ce grand
homme fuit les caméras. On trouve une description de Surkov dans les câbles
diplomatiques révélés par WikiLeaks (référence : 10MOSCOW184).
Une pièce tirée du roman de Surkov ‘Okolonolya’ (« Autour de
zéro ») connaît actuellement un succès énorme dans les meilleurs théâtres
moscovites ; elle est dirigée par un des meilleurs metteurs en scènes russes,
Kirill Serebrennikov. A cent dollars l’entrée, toutes les places ont été
réservées depuis des mois. J’ai vu cette pièce ; elle est dérangeante, dans le
style Tarantino et Hostel, à la différence près que Tarantino ne s’est jamais
mêlé de la politique américaine. Dans le roman et dans la pièce, Surkov oppose
l’omnipotence de certains individus avec l’impuissance totale de nous tous, les
autres. Dmitri Bykov a donné un coup de chapeau à l’écrivain dans sa nouvelle
pièce L’Ours, dans laquelle le personnage principal dit à son comparse :
« Je peux faire de toi absolument ce que je veux ».
Cette véritable vague de technologues politiques, des oligarques
et d’ex-responsables des services de sécurité, a fait échouer toutes les
tentatives d’amener une démocratie réelle dans la politique russe. C’est ce dont
se plaignent les démocrates russes (c’est ainsi que l’on appelle, ici, les
occidentalistes libéraux). Toutefois, ils reconnaissent rarement qu’il y a bien
une raison, derrière toutes ces technologies politiques, qui fait que les Russes
ne sont pas autorisés à pratiquer les libertés politiques comme ils le
souhaiteraient et comme ils le méritent : sans toutes ces embrouilles, les
communistes et d’autres forces autochtones reprendraient pied en Russie.
Le dirigeant communiste Guennady Ziouganov a déjà dit qu’il
serait candidat à la magistrature suprême en 2012, et un document Youtube très
populaire (recourant à un trailer du film catastrophe 2012) a qualifié le vote
Ziouganov d’ « alternative à la catastrophe ». Les communistes sont toujours le
plus important parti d’opposition, mais les gens doutent qu’ils aient
suffisamment de punch. Le Parti est trop timide, il a fait trop de compromis
douloureux. En 1996, les communistes remportèrent les élections, mais le même
Guennady Ziouganov capitula devant Yeltsin, qui agitait des menaces de « guerre
civile ». Il risque de se présenter à nouveau, redoutent les Russes.
Poutine considère celui-ci « inoffensif ».
Le mélange gagnant inclurait probablement les nationalistes et
les chrétiens, aux côtés des communistes, c’est-à-dire des forces appréciant à
sa juste valeur le caractère unique de la Russie, le christianisme orthodoxe
russe, sa solidarité naturelle et sa forte compassion sociale. En fait, cette
alliance pourrait rassembler presque tout le monde, excepté les occidentalistes
ultras. « Le gouvernement est encore le seul européen de la Russie », avait
écrit (en français) Alexandre Pouchkine à son ami pro-occidental Chaadaev, il y
a près de deux siècles, et cette phrase est encore fréquemment citée ici.
L’opposition pro-occidentale des fans de Khodorkovsky, des
lecteurs de Novaya Gazeta et d’Echo de Moscou est bruyante et
omniprésente, mais en réalité ils ne représentent qu’une toute petite minorité.
Ils militent dans une pléthore de petits partis de droite et de groupes appelant
à encore plus de néolibéralisme, bien que, Dieu le sait, la Russie en ait eu
plus que sa dose. Ils sont unis dans leur détestation du vieux système
soviétique, dans leur haine pour Poutine, par des prêts occidentaux et des
arrangements financiers conclus avec les oligarques.
Ils parlent de droits de l’homme, mais ce dont ils veulent
parler, en réalité, c’est de leurs propres droits. Ils ont soutenu les
bombardements israéliens à Gaza et aujourd’hui, ils soutiennent les
bombardements occidentaux en Libye. Pour eux, l’Occident n’en fera jamais
assez : Julia Latynina, un leader de l’opposition, a glorifié les massacres
d’Egyptiens perpétrés par Kitchener, y voyant la meilleure façon de traiter les
musulmans hors-la-loi. La haine de l’opposition de droite pour les musulmans
risque d’entraîner une rupture avec le Tatarstan et le Caucase du Nord, dont la
population est musulmane. Leur principal héros politique est la tête brûlée
Anatoly Chubais, l’architecte des privatisations de Yeltsin, le parrain de tous
les oligarques, un homme Téfal qui se tient toujours au plus près du pouvoir et
de l’argent. Ils parlent de démocratie, mais ce qui les préoccupe réellement est
une démocratie gérée et imposée par les tanks de l’Otan. Près de quatre-vingts
pourcent des auditeurs qui appellent les bureaux de leur radio ont déclaré
qu’ils accueilleraient à bras ouverts une opération similaire à Dawn Odissey
[nom américain de l’intervention en Libye, ndt] au cas où celle-ci serait
dirigée contre Moscou.
Numériquement, l’opposition pro-autochtone de la Russie est
énorme ; mais elle est désemparée. Le régime a réussi à la faire éclater et à la
diviser contre elle-même. La dernière fois où elle a démontré sa force, c'était
sous la personnalité charismatique de Dmitri Rogozin. En 2005, c’est son
succès-même qui a causé sa perte : « Oubliant qu’il était en laisse, Rogozin a
commencé à s’ébattre trop loin, et il a fini par traverser les lignes rouges
fixées par le Kremlin, suscitant l’ire de Poutine », explique l’ambassadeur
américain. Un câble diplomatique secret expédié depuis Moscou explique : « Le
véritable péché de Rogozin : il a arrêté de jouer le politicien d’opposition, et
il a commencé à se comporter en tant que tel » (câble diplomatique révélé par
WikiLeaks n° 06MOSCOW10227). Rogozin était le seul à être capable de faire peur
à Poutine : il le coiffait au poteau. Peu après, Poutine arrêta de jouer à la
démocratie et le parti de Rogozine fut dissous. Après avoir passé quelque temps
à errer dans le désert politique, Dmitri Rogozine fut en fin de compte exilé à
Bruxelles en tant qu’ambassadeur de la Russie auprès de l’Otan, où un autre
câble diplomatique secret révélé par WikiLeaks l’a décrit comme « un des hommes
politiques russes parmi les plus charismatiques, intelligents et potentiellement
dangereux ».
Il est parfaitement possible qu’en dézinguant Poutine et en
réalisant une grande victoire libérale, les forces de droite pro-occidentales ne
fassent que frotter une fois de trop la lampe (magique) de la liberté et qu’ils
libèrent le génie indigène. Cela a été reconnu ouvertement par l’ennemi le plus
implacable du Premier ministre Poutine, le dirigeant de droite Andrey
Piontkovsky : « Nos brillants Eloi sont paralysés – non pas par la peur des
féroces Alfa-mâles, mais par la terreur d’avoir à faire face à une masse aliène
de Morlocks sans bénéficier de cette protection des Alfa-mâles ». De fait, seul
Poutine sert de tampon entre la colère populaire et les gros bonnets de Moscou.
Quelle que soit sa haine pour eux, oseraient-ils le donner en pâture aux loups,
alors même que c’est lui qui les protège ? Ils le feraient peut-être, dans
l’espoir d’installer à sa place un leader qu’ils lui préfèrent, comme Medvedev
ou Chubais. Ce serait un plan extrêmement risqué.
D’un autre côté, la procrastination est généralement sans
danger, mais vous ne savez jamais à quel moment les Russes seront lassés des
jeux de fiction et réclameront la vraie politique. Cela peut arriver. Le
phénomène Navalny illustre le pouvoir latent du peuple russe. Navalny est un
blogueur et un militant politique à ses heures qui s’est rendu célèbre pour
avoir attaqué les pratiques corrompues du parti au pouvoir. Les technologues
politiques l’accusent d’être un agent orange des Etats-Unis visant à saper la
souveraineté russe et à vendre la Russie à l’Otan. Ces accusations ne lui ont
fait ni chaud ni froid. Lors d’une rencontre télévisée avec un membre en vue du
parti au pouvoir, il l’a emporté haut-la-main : 99 % des téléspectateurs ayant
répondu à un sondage l’ont soutenu, un pourcent seulement adhérant à l’histoire
au sujet du méchant loup occidental essayant d’avaler le troupeau innocent. Ces
Russes, frustrés par l’urne électorale, ont voté avec leur porte-monnaie : des
milliers de Russes ont contribué en versant chacun quelques roubles à son combat
contre le parti au pouvoir ; ils ont fini par bâtir un fonds électoral de
plusieurs millions de dollars.
Non que les Russes ne croient pas aux loups occidentaux
personnifiés par l’Otan et Wall Street, mais ils sont parvenus à la conclusion
que leurs dirigeants sont eux aussi des loups habillés en moutons. Les Russes
savent que les oligarques et les hauts personnages du Kremlin sont parfaitement
intégrés au schéma capitaliste occidental : ils planquent leur fric aux Bahamas,
ils envoient leurs enfants à Oxford, ils sont propriétaires de maisons sur la
Riviera ou à Hampstead, ils détiennent des actions de multinationales.
Ainsi, la Russie est mûre pour le changement. Mais quelle voie
empruntera-t-elle ? S’agira-t-il d’une énième « révolution colorée » ? Le régime
favorisera-t-il encore un parti pro-occidental en faisant barrage à la Gauche,
aux Orthodoxes et aux nationalistes ? Ou bien l’opposition pro-autochtone
va-t-elle, en fin de compte, régler ses propres problèmes, va-t-elle sauver
Rogozine en le sortant de son exil à Bruxelles et tenter sérieusement de
conquérir la Russie ? Nous verrons bien…
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