Empire ottoman : reviens !
par Israël Shamir
(publié par l’hebdomadaire turc Yarin)
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
août 2005
Sur le Mont Carmel se trouve une petite ville
charmante, à peine plus grande qu’un gros village, qui a pour
nom Zichron Yaakov. De nos jours réputée pour son vin capiteux
et ses restaurants frenchy, elle servait de repère, à l’époque
de la Première guerre mondiale, à un réseau d’espionnage
sioniste pro-anglais : le NILI. Ses membres, des colons
sionistes et aussi des citoyens turcs en vue, communiquaient
avec les troupes britanniques en Egypte et leur fournissaient
des informations sur les positions des forces turques,
contribuant ainsi à la défaite de l’Empire ottoman. Ils étaient
en relation avec Haim Weitzmann, l’homme qui extorqua la
déclaration Balfour à des Britanniques rétifs, avant de devenir
le premier président de l’Etat juif. Encore aujourd’hui, le NILI
est tenu en grande vénération en Israël : on emmène souvent des
classes entières visiter le musée qui lui est consacré. On y
endoctrine alors les élèves dans la loyauté aux seuls juifs et
dans le devoir qui est le leur de trahir tout pouvoir, quel
qu’il soit, si leur loyauté de juifs l’exige.
De leur point de vue, ces gens ont été bien
avisés de trahir comme ils l’ont fait leur pays, l’Empire
ottoman. Car si cet Empire existait encore, l’Etat juif, avec
ses millions d’indigènes dépossédés emmurés derrière un haut
mur, ses centaines de milliers de travailleurs importés, tout
aussi dépossédés et bouclés dans des bidonvilles, n’auraient
jamais existé. Incidemment, l’attaque américaine contre un Irak
sans défense, avec ses centaines de milliers de morts et la
guerre civile qui s’en est ensuivie, n’auraient jamais eu lieu,
elles non plus. Car ce pays faisait partie, lui aussi, de ce
puissant Empire.
Il n’y a pas que le Moyen-Orient qui ait eu à
souffrir de l’effondrement de l’Empire ottoman ; les avions de
l’Otan n’auraient jamais eu le loisir de bombarder Belgrade, si
l’Empire était encore parmi nous. Même la Grèce, la première
province à avoir fait sécession, aujourd’hui dévastée par
l’imposition de l’Euro et réduite au statut d’hôtelier pour
Nordiques fortunés, a de bonnes raisons de regretter les jours
où les Grecs constituaient l’élite de l’Empire ottoman,
d’Alexandrie à Constantinople. En Europe, à l’époque, les Turcs,
nation bâtisseuse de l’Empire ottoman, étaient à la fois admirés
et redoutés. Alors que, de nos jours, à Francfort ou à Londres,
ils sont traités comme des concurrents indésirables dans les
jobs de plonge…
Quant à nous, les héritiers des Byzantins et des
Ottomans, nous avons aujourd’hui à relever un nouveau défi : le
projet de colonisation américaine. Les forces mammonites
désormais aux manettes aux Etats-Unis sont en train de profiter
du démantèlement des grands Empires continentaux pour édifier
leur propre empire, néo-libéral et d’ampleur mondiale. Dans ce
nouvel Empire, l’Europe Occidentale sera « le vieux pays »,
comme la Grèce aux yeux de Rome, objet impotent de la
bienveillance et de la pédagogie impériales condescendantes ;
tandis que le reste du monde sera re-colonisé. Au lieu de tenter
de trouver une place, dans ce projet, en essayant d’être admis
dans l’Union européenne, comme l’espèrent certains dirigeants
turcs, une meilleure riposte consisterait à rétablir un vaste
cadre commun fondé sur la civilisation. L’humanité est mûre pour
une nouvelle étape dans son évolution : la re-formation de
grands blocs de civilisation. A la fin de cette phase, il y aura
cinq super-Etats, cinq civilisations : les Etats-Unis, l’Europe,
la Chine, l’Amérique latine, et la nôtre : la civilisation du
Commonwealth d’Orient. L’alternative ? Un monde entièrement
colonisé par l’Amérique mammonite ! (Gloups !)
De fait, il est tout juste temps de penser un
peu à remettre l’Empire ottoman au goût du jour. Cet Empire n’a
pas échoué parce qu’il aurait été trop vaste, et improductif :
même à son apogée, il était plus petit que le Brésil, ou que la
Russie… Non. Il a échoué parce que des élites locales
inexpérimentées se sont emparées du nationalisme, ce fruit
empoisonné que leur tendaient les Maîtres occidentaux du
Discours.
Le nationalisme, cette (funeste) invention
occidentale, a sans doute tué plus de gens que jadis n’en a tués
la terrible peste noire. Pire, il n’a offert aucune alternative
plausible à l’unité de l’Empire ottoman, où des dizaines de
tribus et de groupes ethniques se sentaient chez eux, en paix
avec leurs voisins. Aucun des pays sécessionnistes n’a réussi à
créer un Etat viable, et les prédateurs occidentaux continuent à
répandre la guerre entre des groupes de plus en plus réduits,
comme vient nous le rappeler la rébellion kurde en Turquie et en
Irak. Le panarabisme de Nasser et le parti Ba’ath, l’islamisme
d’Oussama, le pan-turquisme de Ziya Gökalp et d’Halide Edib
Adivar ont échoué à proposer une idéologie viable, susceptible
de contrebalancer l’assaut continu des forces mammonites.
Nous devons prendre de la graine de nos frères
de l’Union européenne. L’Europe a réussi à ressusciter l’Empire
de Charlemagne, qui s’était effondré, voici un millénaire ;
notre Empire est toujours vivant dans la mémoire des peuples, et
dans les glorieux palais, les forteresses imposantes, les
mosquées et les églises. Notre Empire reconstitué peut – que
dis-je ; doit – embrasser toute l’étendue post-byzantine : le
brillant avenir de la Turquie, du Moyen-Orient, et des Balkans
réside en leur réunion avec la Russie, l’Ukraine et les
républiques turciques d’Asie centrale.
Ces deux héritiers de la gloire de Byzance,
l’Empire russe et l’Empire ottoman, se sont combattus
mutuellement des siècles durant ; mais on peut dire la même
chose des Français et des Allemands, pourtant héritiers, les uns
comme les autres, d’un même Empire Romain Germanique. Si ces
ennemis éternels, en Occident, ont pu s’unir, alors c’est
possible, aussi, en Orient…
L’été dernier, j’ai voyagé en Russie et en
Ukraine. J’ai remarqué combien les Russes et les Turcs (ces
Turcs que les Russes appellent « Tatars ») ont de choses en
commun. « Grattez un peu le vernis d’un Russe, et vous trouverez
un Turc ! », fulminait Churchill, son cigare lançant des
escarbilles.
« Et vice-versa ! », rétorquait, malicieux, Leon
Gumilev, un grand historien russe hélas disparu, et gourou de la
tendance pro-orientale en Russie. De fait, la Russie, en tant
que pays, s’est formée par la réunion des Turcs musulmans
résidant dans la steppe et des Slaves orthodoxes, habitants des
forêts. Gumilev a démoli le mythe occidental du « joug tatar
(lire : turc) » ; il a décrit de manière avisée la Rus’
moscovite comme l’Etat héritier de la Horde d’Or, fondée par les
princes turciques gengiskhanides. « La Russie est inexpugnable,
unie qu’elle est avec les valeureux Turcs », a dit Gumilev, qui
voyait en l’Occident la plus grande source de danger pour
l’identité russe.
Chef du parti National Bolchevique et écrivain
éminent, Edward Limonov a écrit récemment, à propos de la
Russie, qu’il s’agit d’ « une seconde Turquie, avec un glaçage
allemand ». Les Russes continuent à préférer les « shalvars »,
ces pantalons bouffants en vogue chez les paysans anatoliens et
la noblesse ottomane, jadis. Ils s’assoient en tailleur, comme
les Turcs ont l’habitude de le faire, observe Limonov. Ces
sentiments positifs des Russes envers les Turcs nous changent
tellement de la méfiance que les Européens semblent entretenir à
leur endroit !… Ils trouvent leur expression jusqu’au cinéma :
le dernier film russe en vogue, intitulé Le Gambit Turc, met en
scène la guerre russo-turque pour la conquête de la ville de
Pleven [aujourd’hui en Bulgarie], sans les sous-entendus
racistes coutumiers à Hollywood, et il présente même Osman Nuri
Pasha en héros.
La bonne entente entre Turcs et Slaves remonte
loin dans le temps. Dans le nord de l’Ukraine, j’ai visité les
anciennes capitales des principautés russes : Novgorod,
Tchernigov et Kiev. Les princes de ces capitales épousèrent des
princesses turques, filles de la steppe et ce sont des guerriers
turciques qui constituaient l’essentiel de leur cour.
Un lai épique russe du douzième siècle décrit
une expédition guerrière du prince de Novgorod, Igor, dans la
steppe turcique ; le prince est vaincu, mais son vainqueur, qui
le tient prisonnier, Konchak Khan, lui donne sa fille en
mariage, et ils retournent tous deux dans sa patrie, à Novgorod.
Une part non négligeable de la noblesse russe porte encore des
noms turciques, comme Nabokov, l’auteur du roman Lolita, ou
encore Usupov, le plus riche prince russe à la cour du Tsar
Nicolas II.
Dans La Symphonie eurasienne, livre récent d’un
écrivain vivant à Saint Petersbourg, van Zaichik, cet auteur met
en scène une histoire alternative de notre région du monde. Que
se serait-il passé, si le chef éclairé de la Horde d’Or
turcique, Sartak Khan, un ami de Saint Alexandre Nevsky, n’avait
pas été assassiné et si, par voie de conséquence, les Russes et
les Turcs avaient continué à vivre ensemble, dans un seul pays,
de surcroît prospère ? Van Zaichik appelle l’Empire résultant
« Ordus », mixte des mots « Horde » et « Rus’ » ; cet Empire
s’étendant sur l’ensemble du continent eurasien. L’Ordus est un
territoire où la modernité a incorporé la tradition et la
religion ; la famille y est demeurée intacte et, même s’il y a
des gens riches, la recherche débridée des richesses est mal
vue. « Nous travaillons ensemble et nous contrôlons nos
tendances égoïstes », tel est le credo, en Ordus, et c’est là un
modèle qui convient bien à l’Orient. Les mosquées et les églises
sont bondées ; mais cela n’empêche pas tous les citoyens de
vivre dans l’unité et l’harmonie. Cette image d’un univers
alternatif a tellement séduit les Russes que j’ai vu même des
voitures ornées d’autocollants où était inscrit : « Je veux
vivre en Ordus ! ». Au passage, je mentionne que l’Ordus
comporte un vilayet de Jérusalem, où beaucoup de descendants de
juifs ont trouvé un refuge après avoir fui l’Allemagne
hitlérienne (eh oui : il y avait un Hitler, et une Allemagne,
même dans l’univers alternatif…), mais ces juifs vivent au
milieu des habitants indigènes, dans une égalité totale.
Un nouvel historien russe fascinant, Fomenko, a
proposé un modèle historique iconoclaste : à ses yeux, il y a
toujours eu un Empire, ou plutôt : L’Empire, et la cité du
Bosphore est la capitale naturelle de l’Eurasie. Que cela ait,
ou non, été le cas dans le passé, rien n’empêche que cela le
devienne dans le futur…
Au lieu de lutter pour conquérir le leadership
en Eurasie, les Turcs, les Slaves (et leurs voisins moins
nombreux) pourraient unir leurs forces et faire de
Constantinople [« Istanbul » n’est pas autre chose qu’une
lecture erronée de « Constantinople »…] leur capitale commune et
le siège du gouvernement impérial. Constantinople, cela pourrait
être notre réponse à Bruxelles, New York et Pékin… Alors que la
quête de l’hégémonie, des siècles durant, en Eurasie, a causé
d’innombrables guerres, une union satisferait les désirs de
tous : les Russes auront Constantinople pour capitale, sans en
déloger pour autant les Turcs ; les Turcs auront des routes
d’approvisionnement vers la Crimée et Tachkent, et même vers les
réserves diamantifères perdues au fond de la Yakoutie, cette
contrée des Turcs Pravoslav [Orthodoxes, ndt], sans avoir à se
battre contre un seul Russe… Le Moyen-Orient sera à nouveau
incorporé à l’Eurasie, comme il le fut longtemps ; il n’aura
plus à obtempérer à des ordres venus de Washington, de Londres
ou de Bruxelles. Au lieu d’être un coin perdu, la Turquie
deviendra le lieu de rendez-vous des habitants de Bagdad et de
Kiev, de Belgrade et du Caire, de Vladivostok et d’Ankara.
Levons à nouveau l’aigle bicéphale de Byzance,
comme symbole de l’unité de notre civilisation orientale des
orthodoxes et des musulmans, investissons nos dirigeants de la
double couronne du Calife de l’Islam et d’Empereur de
l’Orthodoxie, enterrons les nationalismes mesquins du récent
passé et entamons une nouvelle page exaltante de notre histoire
et de l’histoire du monde ! Le Commonwealth de l’Orient
reconstitué, successeur légitime des Empires orientaux romain,
byzantin, russe et ottoman, possèdera de vastes richesses et de
grandes ressources spirituelles, qui en feront une
superpuissance mondiale, aux côtés de l’Europe unie, des
Etats-Unis et de la Chine.
Ce Commonwealth sera soudé par un idéal, et
aussi par des considérations matérielles. Car l’Est et l’Ouest
sont différents ; un clivage métaphysique les sépare. En
Occident, l’hérésie mammonite a amené les transports de troupes
de la guerre froide, qui l’ont emporté. Les Occidentaux ont
rejeté la solidarité au nom de cet égoïsme qu’ils qualifient
d’ « absolue liberté de l’homme ». Ils ont détruit la Femme en
faisant d’elle une caricature de l’homme ; ils ont détruit
l’Homme en le mettant en compétition avec les femmes. Comme ils
ont rejeté Dieu, leurs églises sont vides ; leurs villes sont
centrées autour des quartiers d’affaires, alors que les nôtre
sont axées autour de l’étude, de l’art et de la prière.
L’Orient a conservé son identité chrétienne, car
l’Islam n’est qu’une forme de christianisme, même s’il est aussi
éloigné de l’orthodoxie du Concile de Nicée que peut l’être le
calvinisme suisse. L’Orient rejette Mammon, car nous, les
Orientaux, nous n’avons pas rejeté Dieu ; nous plaçons l’esprit
au-dessus des considérations matérielles. De même, nous n’avons
pas rejeté le Christ, l’Oint, le Messie ; nous adorons la Femme,
car nous n’avons pas rejeté Sa Mère, Sainte Marie. L’Orient aime
toujours la nature, il méprise le riche malhonnête, il croit en
la valeur du travail et préfère l’harmonie au succès social.
Nous aimons les hommes virils et les femmes féminines. Nous
respectons la tradition et la famille. L’Occident sous direction
américaine crée une civilisation nomade, à partir d’une société
ouverte composée d’individus atomisés et déconnectés de la
famille et du terroir. Dans le Commonwealth d’Orient, nous
progresserons, en prenant la direction opposée : nous
découragerons l’immigration, et encouragerons les transferts de
capitaux. Nous serons en faveur des autochtones, car
l’autochtone, lui, sait quels sont les besoins et les
aspirations de sa région, mieux que quiconque.
L’Occident a été proclamé sanctuaire de la
propriété privée. Nous respectons la propriété privée, pour peu
qu’elle soit modeste ; mais nous rejetons tout excès en la
matière. Nous sévirons contre l’avidité en taxant les
super-riches, en confisquant leurs biens et en les envoyant dans
un village anatolien ou sibérien accueillant, afin qu’ils y
soient rééduqués et « dégrisés ». Il n’y aura ni privatisation
de ressources naturelles, ni ventes de terres à des étrangers,
ni dépossession de paysans. Nous dissuaderons la croissance
démesurée des villes et nous encouragerons la vie à la campagne.
L’Occident a tendance à régenter exagérément la vie privée ;
nous soutiendrons les libertés éternelles de l’Orient. Nous
serons de bons amis, avec nos voisins, ou de terribles ennemis
pour eux, si tel est leur choix.
Cette vision apparemment fantasque est, de fait,
la seule alternative plausible à la colonisation de nos terres
par les Etats-Unis, ou encore par les super-puissances en train
d’émerger, en Europe et en Chine…
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