The WRITINGS of ISRAEL SHAMIR
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Les médiateurs

Par Maria POUMIER

 

On reproche maintenant à un pair de la couronne d’Angleterre, Lord Ahmed, d’avoir invité Israel Shamir à s’exprimer récemment à la chambre des Lords. Et on soupçonne ce noble musulman de n’être pas tout à fait un bon Anglais. Shamir fait remarquer que la fatwa lancée sur lui par l’Antidefamation League est plus menaçante que celle qui pèse sur Salman Rushdie. C’est une bonne occasion de mesurer son rôle, les progrès de ses idées, et les forces qui le protègent.

 

Dans la carrière d’une idée révolutionnaire, trois étapes se succèdent : d’abord la dénégation du moindre sens à ce que vous dites, du moindre sérieux dans ce que vous dites, ensuite  vos ennemis donnent de vous l’image d’un monstre maléfique qu’il faut abattre de toute urgence parce qu’il met en péril l’édifice social tout entier, puis  vos idées sont reconnues comme la voix solaire du peuple souverain. La dialectique de la nature est à l’œuvre dans ce schéma immuable, mais on omet dans cette narration l’étape humaine par laquelle l’antithèse donne jour à la synthèse : la  tentative de mise à mort de celui qui ouvre un passage à l’idée novatrice, du médiateur. Toutes les polices politiques du monde savent que le prophète abattu grandit soudainement, devient à jamais la voix du peuple ; et voilà pourquoi elles veulent éviter d’apparaître comme l’auteur du meurtre, et elles agissent en sorte que ses propres frères jettent Joseph dans le puits, que le plus brillant penseur soit mis à mort par son propre camp. Ainsi, croient-ils, les policiers politiciens, que le peuple n’y verra que du feu, et que faute de prophètes en qui se reconnaître, il se résignera au règne absolu des policiers.

 

Tous les prisonniers politiques ont l’expérience, au milieu des tortures, de cet officier différent des geôliers habituels, qui vient les interroger, et aussi, si à propos, leur offrir une cigarette, leur dire qu’il les comprend, qu’il les admire. Après ce moment décisif, les prisonniers politiques se divisent en deux groupes : ceux qui auront accepté la perche tendue, et qui ne raconteront pas l’épisode où leur vie a été sauvée par l’ennemi qu’ils combattaient ; ceux qui finalement préfèrent jouer les héros, et qui seront peut-être des héros, et qui auront encore tant de combats à mener avant de rejoindre leurs morts, qu’ils oublieront cet épisode, un simple mauvais moment à passer parmi tant d’autres, comme tant d’autres en connaissent.

 

Un poète, un excellent poète, a pourtant pris le temps de raconter cela, et ce faisant il nous donne la recette pour déjouer les plans de ceux qui veulent faire condamner les penseurs révolutionnaires par leurs propres frères. Il était emprisonné pour des menées tout à fait subversives, et il fut interrogé avec force violences physiques, par un agent de la CIA. Il raconte qu’étant très imprégné du grand cinéma hollywoodien, dans ces circonstances où le délire devient la seule boussole, il se voyait à l’écran, avec l’ironie d’un acteur qui sait prendre toutes les poses. Et c’est avec le modeste professionnalisme d’un saltimbanque, d’un intermittent du spectacle, qu’il choisit de montrer à la caméra éventuelle de la postérité son profil noble. Ce n’était pas parce qu’il était plus costaud, plus héroïque qu’un autre ; juste de la déformation professionnelle, disons, dans des circonstances incongrues, qui n’étaient pas vraiment prévues dans le scénario original.

 

Ce poète, un excellent poète, refusa donc le pacte avec le diable, et repartit croupir dans son cachot, et gratter le mur avec ses ongles, comme font tous les prisonniers. Il était condamné à mort, mais un tremblement de terre survint, et le mur s’écroula. Il fut libre, il sortit dans la rue. Et il se dit, en bon poète : « Tiens, on dirait un roman, c’est au moins un céleste Dumas, celui qui a écrit ma vie ! Je dois à mes maîtres, à mon tour, un récit ». Et il coucha sur le papier, avec toute la précision requise, le secret que lui avait confié cet officier, l’agent de la CIA. Après avoir longtemps loué ses poèmes, ses excellentes idées, son courage et sa bonté, mais voyant que le poète ne cédait pas, refusait de se ranger, de faire une honorable carrière, dès que la CIA l’aurait tiré d’affaire, voici ce que lui avait dit le policier : « Eh bien, soit, tu veux rester parmi les tiens ; mais nous sommes puissants, et nous ferons en sorte que tu sois abattu par les tiens, parce que nous leur donnerons mille indices prouvant que tu es avec nous, que tu es, oui, notre agent. C’est en tant qu’agent de la CIA qu’ils t’élimineront ».

 

Et puis le temps passa, et ce poète qui naturellement était aussi un conspirateur, reprit les armes parmi ses camarades, un groupuscule armé. La guerre s’éternisait. Dans sa jeunesse il avait été un joyeux drille, il avait éclusé tous les bars de Moscou à Santiago, laissé sur son passage des sanglots et des envies de meurtre chez les plus belles dames, et beaucoup lu aussi. Enfin il avait des défauts, il était excessivement insolent, en fait, et cela, certains n’étaient pas prêts à le lui passer. En matière de réflexion politique, il était arrivé à la conclusion que sa bande, la guérilla à laquelle il appartenait,  armée des sentiments les plus révolutionnaires au monde, était aussi armée par des puissances étrangères, ravies de faire s’étriper entre eux, dans leur pauvre petit pays misérable, les révolutionnaires et les réactionnaires. La guerre civile s’éternisait, ils s’épuisaient, il imagina des solutions pour que son pays cesse de se vider de son sang pour le seul profit des marchands d’armes étrangers, des financeurs étrangers, des services secrets étrangers qui tenaient tellement à ce que son pauvre petit pays soit saigné à blanc, soit nettoyé de toute son énergie autochtone, et de sa pensée autochtone. Alors ses camarades, ou plutôt ceux qui voulaient rester les chefs, parmi ses camarades, lui dirent : tu parles comme un agent de la CIA, tu veux que nous rendions les armes. Ils se constituèrent en tribunal militaire, et ils le fusillèrent. Le poète visionnaire fut mis à mort par ses camarades, et son corps fut enfoui sans honneurs, comme le corps d’un abject, d’un traître acheté.

 

La nouvelle parvint jusqu’à cet  officier qui lui avait expliqué le plan secret de la CIA ; il fut  satisfait, le crime était parfait. Mais l’histoire des peuples tient plus de la poésie que de la courte vue du tireur de ficelles, qui d’ailleurs, même dans les romans policiers, finit par être démasqué. L’œuvre du poète se répandit comme la poudre, tous ont entendu la conversation secrète, tous ont compris la manœuvre, et le commandant de l’ERP Joaquín Villalobos, celui-là même qui avait fait fusiller le poète, s’est excusé, il a reconnu son « erreur ». Il est maintenant proche du gouvernement colombien, un groupe de pantins entre les mains de Bush, qui aime bien que les Colombiens s’entretuent, qui finance les paramilitaires souvent israéliens, dans ce pays lointain aussi, oui,  pour augmenter la tuerie, pour empêcher  la paysannerie de défendre son sol et son être, et la vie de son pays.

 

Roque Dalton le poète visionnaire, qui faisait rire les pierres tant il était gai, tant il était léger, tant il savait dans la nuit rendre les fontaines jaillissantes (« et son âme était une fontaine jaillissante ») était salvadorien, un composé de bon à rien et de Salvador, le plus petit pays de l’Amérique centrale, qui porte son nom comme on porte un destin, qui peut sauver d’autres pays plus grands. On commémore cette année les trente ans de la mort de Roque Dalton, le 10 mai 1975 [1]. Il est devenu le poète national, le père de sa nation, et c’est bien, tout le pays puise sa force en lui, y compris les meilleurs parmi les plus conservateurs, qui l’ont compris [2].

 

En Palestine, un poète a repris le flambeau ; il accumule sur lui les raisons de se faire foudroyer. Etranger, polyglotte, cultivé, rompu aux joutes argumentaires, et méprisant la mort, car il a été militaire. Jadis on le trouvait émouvant et rigolo, maintenant le Mossad veut sa peau. Mais le Mossad est sage, il sait faire faire le sale boulot par les autres. Et une partie de  la gauche, intéressée par l’administration de l’antisionisme officiel, celle qui aimerait surtout  que tout le pouvoir lui revienne, à l’issue de la guerre contre Bush, veut tout de suite la mort du poète : « Oui il est talentueux, mais il a deux noms, disent-ils ; oui il dit des choses vraies, mais il aime la bonne chère, criaillent-ils ; oui c’est un rude ferrailleur, mais il travaille certainement pour d’autres ! C’est un christolâtre et c’est un mariolâtre, tel un simple papiste inférieur, un faux juif incontestablement, un extrémiste antisémistique, et c’est aussi un collabo ! » La cacophonie s’amplifie ? Il ne reste à ses ennemis déclarés que l’accusation du délit de proximité : « il a des amis qui… » Le manque d’arguments rationnels contre une œuvre hautement rationnelle apparaît comme un simple trou vide et vaseux au fond duquel on voit se retrouver ses ennemis, sionistes, crypto-sionistes, simples jaloux, esprits mesquins, calculateurs sans foi dans l’imagination politique.

 

Les admirateurs d’Israel Adam Shamir, stupéfaits de son audace tranquille, lui demandent parfois comment il se fait que le Mossad ne l’ait pas encore fait assassiner. De toute évidence, les aspirants à policiers pour la gauche font tout ce qui est en leur pouvoir pour aider à satisfaire ce vœu bien naturel des tenants de l’Etat raciste d’Israël, et accomplir les basses œuvres de la censure contagieuse, prélude à une disparition physique acceptable, mais ils n’ont pas encore découvert pour qui, exactement, travaille ce poète, et se perdent en conjectures. Faute de mieux, dans la mesure où il entrave leurs calculs, ils répandent la rumeur facile : si le Mossad le laisse en vie, c’est qu’il en fait partie.

 

Mais c’est pour nous que travaille Israel Adam Shamir, qui nous a appris à reconnaître les faiblesses de l’ennemi, et en particulier son incohérence. Grâce à lui nous avons compris ses manœuvres pour nous intimider, et forts de la science de l’esclave, nous savons que le maître bluffe, qu’il n’a d’autre supériorité que celle que nous lui accordions jadis, et que nous lui refusons maintenant. En effet, l’Etat d’Israël a perdu la bataille morale. Les signes de l’effondrement sont multiples ; retenons, au plan des idées, l’adhésion des intellectuels israéliens au post-sionisme, théorie de rechange qui se présente elle-même comme le révisionnisme autorisé d’un sionisme définitivement discrédité. Le post-sionisme reconnaît les crimes commis par l’Israël pour usurper la souveraineté dans toute la Palestine historique, et renonce à les justifier par une religion privilégiée : il rejoint donc la rationalité universelle. Ce recul doctrinal fait apparaître au grand jour les manipulateurs dont la population israélienne est l’otage : des cyniques résidant à l’étranger, des financeurs qui se croient à l’abri des turbulences, des intellectuels salariés. Qu’ils se disent juifs, chrétiens ou athées ne change rien à l’affaire : le sionisme commence à reculer sur la terre de Palestine, la campagne pour le boycott international de l’Etat raciste progresse, c’est bon signe !

 

 Et nous sommes là pour le faire savoir. Voici nos armes: le téléphone arabe, le web-tam-tam.  Ils ne pourront pas faire abattre Shamir dans l’ombre propice, ceux qui s’accrochent  encore au nouveau mur de la honte, au suprématisme juif, à la pratique commode du « deux poids, deux mesures », ou qui par conformisme, laissent tomber ceux qui choisissent le risque, ceux qui font avancer la liberté de réflexion.

 

[1] Après sa mort, la guerre civile se prolongea encore plus de quinze ans, faisant environ 80  000 victimes. Les crimes des paramilitaires défièrent la chronique : ils s’en prirent en 1980, comme s’ils avaient calculé que ce pays était trop petit pour que le crime se voie de loin, à l’archevêque, Monseigneur Romero. Le scandale de son assassinat fut cependant énorme, mais ils avaient quand même vu juste : nul ne prit les commanditaires la main dans le sac. Ce crime était insuffisant : en 1986 tard six jésuites, dont le philosophe universitaire Ignacio Ellacuria, et leur femme de ménage, furent abattus à l’aube, dans leur dortoir. Le crime fut énorme, mais on continua à imputer à des brutes locales et imprenables l’horreur.

 

[2] Un choix de poèmes de Roque Dalton a été traduite d’abord par Fanchita Gonzalez Batlle, et publiée chez Maspéro en 1975, sous le titre Les morts sont de jour en jour plus indociles » ; en 2003, les éditions Le temps des cerises ont publié Poèmes clandestins. On annonce la parution prochaine du roman-collage-histoire du Salvador, sous le titre Histoires interdites du Petit Poucet d’Amérique.

  

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