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Le Marais et la Montagne

Vers la guerre à Moscou

par Israel Shamir    

Moscou

Depuis un mois, Moscou se préparait à la mobilisation du 4 février. L'opposition pro-occidentale, libérale et anti-Poutine avait mis le paquet, sous une bannière blanche. Malgré les -20 ° hyperboréens, les organisateurs espéraient pulvériser leur record d'avant Noël et rassembler une énorme foule pour écraser  les pro-gouvernement. Ils avaient raflé tous les sous-vêtements chauds dans les magasins, fait alliance avec les nationalistes anti-musulmans style Pym Fortuyn, et marchaient donc en force, probablement en plus grand nombre que les fois précédentes. Ils étaient 38.000,  d'après la police, et 60 000, selon leurs propres estimations.

Mais ce n'est pas de ce côté qu'est venue la surprise. Tandis que l'opposition pro-occidentale se rassemblait sur la place de Bolonaïa (le "Marais"), juste de l'autre côté du fleuve, en face des murs crénelés du Kremlin  rougeoyant, une petite manifestation était prévue pour témoigner du soutien au  gouvernement sur la "Montagne", autrement dit la butte Poklonnaïa, qui surplombe Moscou à l'Ouest. La Fronde blanche du Marais avait sollicité une autorisation pour un rassemblement de 60 000 personnes, et y parvint à peu près; les forces pro-gouvernementales avaient prévu 15 000 personnes de leur côté, et cela même paraissait trop optimiste, car les rassemblements pro-gouvernementaux précédents avaient fait de 3000 à 5000 participants. Certes, les manifs rassemblent lorsqu'il s'agit d'être contre le gouvernement, mais non pour. Et pourtant, voilà qu'il s'est passé quelque chose de complètement différent, la levée en masse contre la Fronde blanche. Et cette manifestation-là a fait 138 000 manifestants, selon la police, soit presque dix fois plus que ce qui était attendu.

Il y a un débat autour des chiffres. Le journal moscovite Vechernyya Moskva a publié en gros titres: Par 138 000 à 36 000, Poutine gagnant. L'organe de l'opposition orange Echo Moskvy, déclare 62 000 pour le Marais contre 80 000 pour la Montagne. La disparité des estimations vient en partie des différentes méthodes de comptage. Les uns comptent combien de gens se trouvent sur la place à un moment donné (ce qui donnera une estimation basse) mais ne tient pas compte de ceux qui sont venus et repartis, le facteur fluidité. Je dirais que la fluidité est élevée du côté du Marais: cela se passait en plein centre, vers où l'on converge facilement, et que l'on quitte de même. Il est probable que la Montagne a vu un rassemblement plus stable, parce que c'est un endroit écarté, c'est compliqué d'y arriver, et d'en repartir. C'est pourquoi de mon côté je dirais 50 000 pour le Marais, et 110 mille pour la Montagne. Quoi qu'il en soit, la victoire numérique de la Montagne a été reconnue par ceux du Marais, qui ajoutent que s'ils étaient moins nombreux, ils étaient aussi des gens de "meilleure qualité": effectivement, certains de leurs organisateurs ont prétendu que la Montagne a des techniques de mobilisation, et que ses supporteurs reçoivent de l'argent. Mais personne en Russie ne parviendrait à embaucher tant de manifestants. On peut imaginer de trois à cinq mille personnes à tout casser, surtout avec le froid qu'il faisait, tout le monde le sait à Moscou.

La Montagne a gagné parce qu'il ne s'agissait pas d'être "pro Poutine" (bien des orateurs qui étaient là sont connus pour leur aversion envers Poutine et son régime), mais parce qu'ils détestent bien plus l'opposition dite blanche ou orange. Si l'Occident déteste Poutine, il devrait peser les forces réveillées par la confrontation. C'est devenu une démonstration de force contre les néo-libéraux, contre la politique pro-occidentale, un rassemblement de l'alliance Rouge-Brun, c'est à dire patriotique, souhaitée par l'opposition nationaliste "Russie d'abord". Et cela va bien au-delà de Poutine.  

Les habitants de Moscou ont été bien étonnés. On croyait que Poutine s'appuierait sur ses propres mouvements de jeunes dociles comme Nashi et Steel, organisés et financés par le Kremlin quelques années plus tôt, comme une réserve de choc en cas de révolution Orange, mais ils ont plié bagage et décampé à la première alerte. Les officiels du gouvernement, de tout rang, n'ont pas mieux soutenu Poutine. Personne n'avait imaginé que Poutine allait réveiller le fauve endormi des sentiments populaires.

Comme un seul homme, les media occidentaux se sont égarés en prétendant que les participants avaient été soudoyés ou qu'on leur avait forcé la main, ou bien encore qu'ils étaient clairsemés. Fox News a fait de son mieux en diffusant des images de la Montagne et en disant qu'il s'agissait du Marais. D'autres agences occidentales encore ont publié des images de 1991 en disant qu'elles dataient d'hier, et représentaient le Marais. A Moscou, personne n'a été dupe: on les connaissaient, ces images.

Il y a un énorme potentiel de fraîche sensibilité nationaliste, liée au ressentiment contre les politiques impérialistes occidentales. Ce n'est pas homogène, car certains manifestent leur attachement à la mémoire de l'URSS, tandis que d'autres préfèrent le souvenir de la Russie Tsariste, et d'autres sont à la recherche d'un avenir alternatif. Tous ces gens et ces tendances ont souffert de répression et de délégitimation dans les années 1990, lorsque les libéraux pro-occidentaux se sont lâchés et faisaient la loi.

Poutine représente un compromis entre les occidentalisés et les autres; il a manié la rhétorique  des nationalistes tout en menant une politique libérale en économie. Les "Russie-d'abord" ont survécu, pendant ces années, mais n'ont jamais été autorisés à se glisser dans les couloirs du pouvoirs, où rôdaient les favoris du FMI Alexei Koudrine et Anatoli Choubais, C'est cette opposition qui a pris les devants de façon éclatante le jour de la Montagne.

Parmi les orateurs, il y avait le flamboyant Prokhanov, écrivain prolifique et éditorialiste du Zavtra, le principal organe de la coalition Rouge-Brun. Il a évoqué la Russie comme la prochaine cible de l'impérialisme, après la Libye, la Syrie et l'Iran. Il a entièrement soutenu le veto russe au Conseil de Sécurité, mais il voudrait voir plus de soutien russe à la Syrie et à l'Iran, plus d'amitié avec la Chine. Il voyage fréquemment en Syrie et en Iran, c'est un grand ami de la Palestine, il a publié un livre qui glorifie le Hamas et qui soutient le Hezbollah. Communiste non repentant, style soviétique, et chrétien orthodoxe à la fois, admirateur de Staline, il était très critique envers Poutine et ses compromis. La crainte et l'exécration pour toute éventuelle révolution orange en Russie l'ont précipité, avec ses nombreux fidèles, dans la manifestation. 

En fait, c'est la première fois depuis que Boris Eltsine avait bombardé le Parlement en 1993, avec la bénédiction des USA, et que ce poids lourd de la vie politique russe a relevé la tête et a été autorisé par le gouvernement de Poutine à montrer sa force. Il y avait d'autres orateurs, en particulier Maxime Chevchenko, présentateur très populaire de la télévision d'État, connu pour sa sympathie envers les musulmans et ses déclarations anti-sionistes; Alexander Douguine, le "Heidegger russe", philosophe controversé de l'université moscovite d'État, le fondateur du mouvement eurasien et ami de la Nouvelle Droite européenne anti-américaine et non raciste. Ils étaient enragés et brillants, pas tellement pour soutenir Poutine, mais pour vouer aux gémonies leurs adversaires dits libéraux "orangés".

Les enquêtes disent que ce sentiment est largement répandu en Russie, d'autant plus que le Marais s'est targué de représenter les enfants gâtés spoliés, les fils à papa, les gens qui, dans leurs coûteuses fourrures, s'adorent les uns les autres, et crachent sur la plèbe. Ils avaient beau protester, dire qu'ils ne souhaitaient nulle révolution Orange; c'était le sentiment général, et leur lien avec les dirigeants des années 1990 ne parlaient point en leur faveur. Les organisateurs du Marais se rendaient bien compte de la situation, et aucun des vieux renards de la politique, aucun personnage controversé n'a été autorisé à prendre la parole pendant la manifestation, de sorte qu'ils n'avaient donc pratiquement rien à dire, une fois qu'ils avaient ressassé "A bas Poutine".

 Au final, le Marais a laissé percevoir un certain découragement, contrastant avec les sentiments consécutifs aux manifestations de décembre. Ils ont découvert qu'ils n'avaient pas le monopole des manifestations, et que leurs adversaires sont capables de remplir les rues bien plus qu'eux. Il est probable que leur enthousiasme pour les manifestations va maintenant s'estomper. Les Russes ont peur des révolutions dites "orange", telles que les concoctent vos National Endowment for Democracy et autres organes mis en place par le Département d'État. Une grande partie, peut-être la majorité des manifestants de la Montagne avait peur d'un retour aux années 1990, ou d'une nouvelle Place Tahrir, et ils étaient heureux de soutenir Poutine en tant que symbole de la stabilité. Le gouvernement a su faire cristalliser ces craintes en mettant sous les projecteurs une visite des dirigeants de l'opposition à l'ambassade US. Michael McFaul, le nouvel ambassadeur US, s'est retrouvé lui même au centre de la controverse, avec de nombreux parlementaires présents exigeant son renvoi parce que cette rencontre s'est tenue presque aussitôt après son arrivée et avant même qu'il eut présenté ses lettres de créances.

Les gouvernements occidentaux n'ont pas compris ce changement d'humeur à Moscou lorsqu'ils ont sollicité le vote sur leur projet de résolution sur la Syrie. Ils s'attendaient à ce que le rassemblement du Marais fasse peur au gouvernement russe, et le rendrait plus souple. Ils avaient de bonnes raison pour cela; c'était le sentiment général parmi les interlocuteurs des ambassades. Lorsque le président Medvedev avait visité l'Université d'État de Moscou quelques jours plus tôt, un étudiant (un tenant du Marais, en apparence) lui avait demandé s'il était prêt à subir le sort de Kadhafi ou de Saddam Hussein, ou s'il prendrait l'avion pour la république amicale de Corée du Nord. Après la manif du Marais ce samedi, il n'aurait pas posé cette question, qui paraît maintenant saugrenue. Et le gouvernement non plus n'a pas eu l'impression qu'il devait se plier à la pression occidentale sur la Syrie: s'il on en juge par les porte-parole de la Montagne, il semble bien que maintenant la Russie soit capable d'envoyer ses missiles antiaériens en Iran.

Nous avons donc vécu un moment historique, un jour de froid cruel, probablement le plus froid de l'année, et le lendemain, comme sur ordre, la température est remontée à des -12, parfaitement délicieux. Poutine peut être satisfait de cette évolution: les manifestations ont tiré les Russes de leur hibernation, ils ont envie de participer aux élections présidentielles du 4 mars, et le danger d'une abstention massive a désormais disparu. Les partisans de Poutine se sont réveillés et ont découvert qu'ils constituent la majorité, tandis que l'opposition libérale s'est vu rappeler que Poutine constitue un compromis, et qu'ils pourraient être bien plus mal lotis si les "hordes" de la Montagne se voyaient autorisées à faire leur loi. 

Les communistes sont restés à l'écart des deux manifestations, parce qu'ils sont très occupés à ériger  le chef du parti Guénady Zouganov en alternative crédible contre Poutine, pour les prochaines élections, ce pourquoi ils ne voulaient pas être vus en tant que force d'appoint de Poutine. Il est possible qu'il y ait deux tours de scrutin, et alors on aurait une confrontation Zouganov / Poutine. Pour les forces pro-occidentales à Moscou, cela sera un choix bien difficile; il faudra qu'ils décident qui ils détestent le plus: Poutine ou les cocos...

Cependant, les libéraux ne sont pas vaincus. Ils sont peu nombreux, mais ils tiennent des positions importantes. Même si l'ex-ministre des finances Koudrine est maintenant loin du pouvoir et avec les protestataires, toute sa cour reste bien incrustée aux plus hauts échelons. L'opposition a toutes sortes de media à sa disposition, y compris les chaînes de la puissante télévision fédérale, qui met en avant  le divertissement, pour le moment. L'opposition a des partisans chez les ultra riches, et même au cœur des Services secrets. Les journaux anti-Poutine libéraux reçoivent énormément de publicité de la part des oligarques amicaux. La bataille va durer bien au-delà du 4 mars, le jour des élections.

Traduction: Maria Poumier

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