Le Sémadar était resté un lieu
décent, malgré sa décrépitude, pour des sorties familiales, dans
les années 1980, aux jours bénis d'avant la captation de notre
temps libre par la vidéo, la télé et les ordinateurs, et nous
allions souvent au cinéma. Nous y emmenions aussi souvent les
enfants. Le film, Le Mur, en revanche, allait s'avérer le navet du
siècle. Au milieu, il y avait une scène d'horreur : une gueule
gigantesque semblait prête à vous dévorer, vous, le spectateur.
Cette gueule sans mâchoires mais
pleine de dents acérées, effrayante, recouvrait tout l'écran et
semblait vouloir nous happer. C'en était trop pour notre fils, qui
avait alors sept ans : il s'enfuit en poussant un cri perçant
d'effroi. Hélas, dehors, le foyer du cinéma était recouvert de
posters représentant la même gueule béante ! Il a fallu plusieurs
heures pour que notre fiston retrouve son calme, et ce symbole du
Mur, la gueule monstrueuse prête à tout dévorer, resta
profondément enfouie dans ma mémoire.
Elle est revenue prendre sa
vengeance, comme un ressort comprimé et soudain libéré,
aujourd'hui, lorsque je me suis cassé les dents sur le Mur de
Sharon, presque au terme d'une belle ballade. Nous avions roulé
plusieurs heures, nous avions marché entre les collines bibliques
émoussées des Hauts plateaux de Palestine, nous avions traversé de
hauts herbages verdoyants, nous avions cueilli des lupins violets,
nous avions traversé un ruisseau qui abondait encore en eau et en
filles et garçons amicaux aux visages joufflus, vêtus de pied en
cap, qui s'aspergeaient mutuellement et nous aspergeaient avec un
abandon juvénile, nous avions rencontré en chemin leurs parents,
dans le village tout proche d'Anata, qui préparaient un
pique-nique et nous avions répondu à leurs salâms cordiaux. Nous
avions salué un moine, descendu de son ermitage de Saint Chariton,
accroché à une falaise, et nous avions reçu ses bénédictions ;
nous avions dérangé un petit troupeau de quatre ou cinq gazelles
effarouchées, aux croupes tachées de blanc ; nous avions allumé un
cierge devant une icône byzantine de la Madone, dans l'église du
village de Taybéh, où, d'après un récit villageois pieusement
conservé, le Christ aurait passé ses derniers jours avant la
Passion. Nous avions bu leur fameuse bière pression de Taybéh, au
café Stones, un café très aéré, sur deux étages, dans l'urbaine
Ramallah, en compagnie d'un professeur de philosophie de
l'université de Bir Zeit, au costume de tweed impeccable, un
architecte au sourire un peu forcé, un ex-juif d'Angleterre
ressemblant incroyablement à Noam Chomsky en plus jeune, et une
ravissante beauté ombrageuse et francophone : une jeune femme
palestinienne, ayant grandi dans l'exil tunisien, et formée dans
une université parisienne.
Nous roulions tranquillement, vers
les Champs du Berger. Soudain, le Mur se dressa devant nous. Il
coupait la tendre campagne de Bethléem comme une gueule colossale
et dévorante, et la nature disparaissait, à la manière d'un
marshmallow en brochette. Des dizaines de bulldozers Caterpillar
déchiquetaient les collines, déracinaient figuiers et pieds de
vigne, écrasant les rochers en vue d'on ne sait quelle monstrueuse
granita. Ils démolissaient les vieilles maisons paysannes et les
tours médiévales, dénudaient ces coteaux que la Vierge Marie avait
parcourus. On construisait le Mur, donc, sur la largeur d'une
autoroute à quatre voies, flanquée de doubles haies de grillage
d'acier, de huit mètres de hauteur, surmontées de fils électrique
à haute tension avec, à intervalles réguliers, des caméras, des
miradors pour les tireurs d'élite et quelques rares portails.
C'était le plus formidable périmètre d'un camp de prisonniers
qu'il m'eût été donné de voir de toute ma vie : il serrait de près
les maisons villageoises, à la manière d'un danseur de tango
pompette enlaçant sa partenaire.
Les paysans regardaient leurs
oliviers, à travers le grillage : ces arbres étaient toujours là,
dans leur pleine floraison néanmoins modeste, mais d' ores et déjà
de l'autre côté, inaccessibles, inutiles. Les paysans se
retrouvaient enfermés, aussi sûrement que dans n'importe quelle
prison, derrière ce Mur sinistre. Leurs champs, leurs pâturages,
leurs puits étaient condamnés, car de l'autre côté. Un portail,
gardé par un soldat israélien : c'était tout ce qui les reliait
encore à leur gagne-pain, à leur terre, à leur liberté - et ce
portail, il serait ouvert, ou fermé, au bon vouloir de l'armée.
Toujours à l'affût de quelque profit à extorquer, l'armée a déjà
institué un droit de péage au tarif de deux dollars par personne
et par franchissement : ce n'est qu'après avoir perçu cette taxe
moyenâgeuse que les soldats ouvrent le portail. Si ces
Palestiniens veulent néanmoins aller s'amuser à bichonner leurs
chers oliviers, ils n'ont qu'à prendre un ticket, comme à
Disneyland.
Par places, le Mur prend la forme
d'une gigantesque construction de béton, qui masque le paysage,
enfermant les villageois dans la cour d'une prison géante. Mais
les grilles d'acier, c'est encore pire, car cela leur offre la vue
de la terre qu'hier encore ils disaient leur, et c'est un
véritable supplice de Tantale. Le Mur parcourt des centaines de
kilomètres, encerclant des villages, les séparant de leurs terres
cultivées et dévorant les paysages - magnifiques - de la
Palestine.
Ce Mur n'est pas une invention
nouvelle. Je l'ai déjà vu. Pas très loin du Mont Carmel, il y
avait un village arménien. Il avait été construit par des réfugiés
arméniens qui avaient fui les tueries perpétrées par les Kurdes en
1915. Les Palestiniens, hospitaliers comme toujours, les avaient
aidés à construire leurs maisons, et ils leur louaient des terres.
En effet, ces Arméniens étaient des paysans qui vivaient
autrefois, avant d'en être chassés, au bord du lac de Van (en
Turquie). En 1948, leur village passa sous la souveraineté de
l'Etat juif. Les juifs ne tuèrent pas les villageois arméniens.
Ils ne les expulsèrent pas non plus. Non. Tout simplement, ils
construisirent un mur tout autour du village, et finirent par
totalement l' étouffer. Le village si vivant perdit ses terres et
fut transformé en prison, avec un seul accès, gardé en permanence
par l'armée juive. Les Arméniens tinrent dix ans. Pas plus. A la
fin des années 1950, le dernier Arménien vendit sa maison aux
juifs, pour une bouchée de pain et, la mort dans l'âme, il partit.
Le Mur avait déjà un précurseur :
le système d'autoroutes « pour-juifs-seulement ». Alors que même
les agglomération de Haïfa et d'Afula n'ont pas de périphérique,
le moindre village arabe a sa rocade : une large autoroute les
encercle tous, limitant leur développement. Des centaines de
maisons palestiniennes ont été démolies, des milliers d'acres de
terrain dévastées pour tracer le réseau des routes de
contournement en suivant une recette apparemment empruntée au
Guide du Routard pour la Galaxie. Cela a été fait sans raison
apparente, car de minuscules implantations juives ne justifient
pas cet investissement de millions de shekels pour des « raisons
de sécurité ». De plus, les routes nouvellement construites sont
généralement condamnées par l'armée. Aujourd'hui, le Mur s'élevant
de plus en plus haut, le réseau des routes de contournement
commence à prendre sens : c'était tout simplement l'Etape Numéro
Un du Plan de dévastation et d' emprisonnement.
Le Mur remettra les oliveraies
entre les mains des colons, a écrit le toujours tellement
rationnel Uri Avneri. Mais les colons n'ont pas besoin d' oliviers
et ils n'ont aucune intention de cultiver la terre. Les arbres,
ils préfèrent, de très loin, les brûler. Les colons ne sont pas la
cause, mais ils sont une rationalisation de la cause première :
cette cause première, c' est la volonté de dépeupler la Palestine
et d'en tuer la nature.
Aurait-il pu en aller autrement ?
Le programme du sionisme triomphant, actuellement mis en pratique,
avait été ébauché, dès les années 1930, dans un essai de Vladimir
Jabotinsky, intitulé Le Mur d'Acier. Mais les racines sont plus
profondes, car le Mur est la manifestation ultime de la mentalité
juive et il va comme un gant à l'Etat juif. Il y a des dizaines de
mots différents pour dire « mur », dans les langues utilisées par
les juifs ; il y en a vraisemblablement autant que de façons
différentes de désigner la neige, chez les Esquimaux. Le symbole
sacré des juifs, c'est le Mur des Lamentations ; la rue qu'ils
préfèrent, c'est Wall Street (à New York = la Rue du Mur. Célèbre
pour le New York Stock Exchange : la Bourse des valeurs, temple du
capitalisme mondialisé, ndt). Les Egyptiens, les Babyloniens, les
Chrétiens et les Musulmans ont édifié des monuments verticaux :
des pyramides, des tours, des cathédrales, afin de relier le Ciel
à la Terre. Mais les juifs, qui se méfient même de leur propre
ombre, n'ont besoin ni du Ciel ni de la Terre. La première chose
qu'ils construisent - depuis Londres jusqu'au milieu du Minnesota
- c'est un 'eruv', un mur symbolique afin de bien marquer la
séparation entre eux-mêmes et les non-juifs. La seule inscription
rescapée du Temple juif (détruit quarante ans après que le Christ
eût été jugé et condamné à mort entre ses quatre Murs) n'est pas
un passage du Décalogue - les célèbres Dix Commandements - ni de
quelque enseignement moral. Non. C'est un morceau de Mur portant
l'avertissement suivant : « Goy, si tu passes ce Mur, tu ne
pourras que te blâmer toi-même pour la mort atroce qui t'attend. »
La partie la plus importante de
l'enseignement juif, c'est la maxime : « Erige un mur autour de
la Torah ». Elle vient renforcer toutes les prohibitions
existantes de la Loi, en ajoutant une douzaine supplémentaire. Il
est interdit à un juif de cueillir des fruits un jour de shabbat,
mais « le Mur » empêche lui aussi de monter à un arbre, de crainte
que notre juif ne soit tenté d'aller en cueillir les fruits. Bien.
Et maintenant, que se passe-t-il si l'arbre en question est un
bouleau ou un sapin, arbres notoirement non fruitiers ? Y monter
est interdit aux juifs pour le même motif : ce samedi-ci, vous
allez escalader un bouleau, mais shabbat prochain, vous allez
monter sur un pommier, et dans un mois, vous allez cueillir une
pomme, et vous allez commettre une très grave transgression.
Le Mur de Sharon, c'est ce Mur
autour de la Torah, car si vous laissiez un goy vadrouiller
librement, tôt ou tard, il pourrait tuer un juif. Le Mur de Sharon
est un Mur du Temple, car un goy qui oserait le franchir n'aurait
qu' à se blâmer lui-même de la balle d'un tireur d'élite qui ne
manquerait pas de l'abattre. Le Mur de Sharon, c'est le Mur des
Lamentations des Palestiniens, et c'est le Wall Street des
entrepreneurs juifs soumissionnés pour le construire. La voix qui
l'ordonne est celle de Jacob, mais les mains qui le bâtissent sont
celles d'Esaü : le Mur est construit avec la sueur des ouvriers
palestiniens réduits à la misère, surveillés par des Russes et
(mal) payés par des Américains à emprisonner leurs frères.
Les entrepreneurs vivent un
Eldorado, un remake de leurs premières prouesses, la construction
du Mur Bar Lev, de vingt mètres de haut, érigé sur les rives du
canal de Suez dans les années 1970 et démoli par les canons à eau
de fabrication soviétique de la Troisième armée égyptienne
commandée par le Maréchal Sadate, le 6 octobre 1973. La seule
chose de cette « Ligne » Bar-Lev (en réalité, le Mur Bar-Lev) qui
ait survécu à la guerre de 1973, ce sont les grosses villas
luxueuses des entrepreneurs israéliens du bâtiment.
Ce Mur est la vraie Feuille de
Route des sionistes, car lorsque le Mur sera terminé, la Palestine
sera ruinée et ses heureux habitants auront tous été transformés
en réfugiés. Mais le sort des juifs ne sera pas plus enviable, car
le Mur est partout. Il n'y a pas de boutique, de restaurant, de
pub, dans l'autrefois joyeuse Tel-Aviv, qui n'ait son Mur vivant :
un jeune homme, généralement importé de Russie ou d'Ukraine,
embauché au gardiennage des lieux. Pour quatre dollars de l'heure,
ils font barrage de leur corps devant les kamikazes éventuels,
après quoi on les enterre, évidemment, dans ce cimetière, vous
savez. derrière le Mur. Nous autres, Israéliens, nous sommes
fouillés en moyenne dix fois par jour - lorsqu'on va faire les
courses, au bureau, au travail ou sur nos lieux de loisir. Il n'y
a aucun bâtiment où vous puissiez entrer sans être fouillé. Si
bien que la Terre Sainte est devenue une prison de haute sécurité
pour tous ses habitants : juifs et non-juifs, dans ce domaine,
sont logés à la même enseigne.
C'était à prévoir. Les juifs
n'avaient pas été enfermés par des étrangers malfaisants à
l'intérieur des murs de leurs ghettos, a écrit Vladimir Jabotinsky ;
c'est eux qui l'avaient voulu, tout comme les étrangers, en Chine,
avaient choisi de vivre dans leurs colonies séparées. Cinquante
ans plus tard, Israël Shahak a fait observer, avec beaucoup de
perspicacité, que les murs du ghetto ont été ébréchés de
l'extérieur, par l'Etat, alors que les juifs n'étaient pas très
enclins à le quitter. Seuls les murs extérieurs l'ont été. Les
murs intérieurs, eux, sont restés intacts. L'Etat juif est l'
incarnation de la peur paranoïde des juifs et de leur dégoût de
l'étranger, tandis que la politique de la Cabale du Pentagone est
une autre manifestation de la même peur et du même dégoût, à
l'échelle planétaire.
Il n'y a pas que les individus qui
peuvent devenir fous. C'est aussi le cas de sociétés et de
cultures entières. Cette importante découverte a été faite par la
sociologue américaine Ruth Benedict, une amie de Maragaret Mead et
de Franz Boas. Ses Patterns Culturels (1934) sont encore l'un des
ouvrages les plus lus à avoir été écrits dans le domaine des
sciences sociales. Dans cet ouvrage, Ruth Benedict décrit
différentes cultures indigènes américaines, et elle y présente les
Indiens Pueblo comme des gens « placides et harmonieux. »
Le sociologue israélien Franz Boas
lui fournit des données montrant « le caractère mégalomaniaque et
auto-gratifiant des Kwakiutl », tandis que Reo Fortune prouva que
les habitants de l'île de Dobu étaient paranoïaques et mesquins. »
Cette dernière définition va comme
un gant aux juifs, s'agissant de leur culture. Qu'était donc cette
recherche obsessionnelle (inspirée par la Cabale de Wolfowiz)
d'armes de destruction massive en Irak, sinon un accès de
paranoïa, de peur de la vengeance d'un goy trompé muni d'une
hache ? L' Israël actuel, le pays des fouilles corporelles
éternelles, est la plus paranoïaque de toutes les sociétés,
d'après Ruth Benedict. Si les Etats-Unis succombent à la même
maladie sous le gouvernement de l'actuelle clique des disciples de
Leo Strauss, construisant des murs partout et allant désarmer des
terres lointaines, ainsi que leurs propres citoyens, c'est parce
que la paronoïa juive est extrêmement contagieuse.
Il est inutile de lutter contre le
Mur, tout comme il était inutile de le faire contre les colonies
illégales, aussi longtemps que vous ignorerez le fond du problème.
« Le Mur est dans nos coeurs » « Ubeliba Homa », chantaient les
juifs en conquérant Jérusalem, en 1967. Le Mur est au coeur du
problème, en effet, et ce problème, c'est l'Etat juif en
Palestine. Les militants pacifistes, jeunes et plus tellement
jeunes, sur les collines qui dominent le Mur, continuent à crier
le slogan « Deux Etats » à des bulldozers que cela laisse de
marbre, bien que les dits bulldozers ne fassent pas autre chose
que de mettre en application le rêve des Deux Etats, mon
cauchemar : un Etat juif, et une chaîne de réserves d'Indiens pour
les Goyim - ce que d' aucuns osent appeler l' « Etat
palestinien ». Quiconque préconise « Un Etat palestinien
indépendant, vivant à côté de l'Etat juif d'Israël » détourne les
yeux du Mur pour, surtout, ne pas le voir. Le Mur, c'est
l'opération de séparation des frères siamois, et seul le plus fort
y survivra. Les discussions autour du Mur se perdent dans les
sables, en Israël : l'immense majorité des Israéliens, du parti
travailliste comme du Likoud, y sont favorables, tandis que les
Israéliens « amoureux de la paix » sont les tenants les plus
acharnés de la Gueule Dévoreuse d'oliviers.
Le Mur se moque des âmes
innocentes rendues fiévreuses par la Feuille de route, autre plan
maléfique destiné à séparer les Jumeaux. Sharon n'est pas
autrement inquiet, puisqu'elle lui donne assez de temps pour
terminer son Mur et qu'elle fait porter la responsabilité de la
sauvegarde de la paix sur les seuls Palestiniens, tout en lui
donnant carte blanche pour agir à sa guise en échange de quelques
promesses creuses.
Les militants pacifistes espèrent
modifier le tracé du Mur, ici ou là. Mais cela ne servira à rien,
car le Mur n'en continuera pas moins à séparer des agriculteurs de
leurs terres. Où que vous vouliez qu'il passe, il n'en séparera
pas moins les réfugiés du camp de Deheishé de leurs maisons, à
quinze kilomètres de là, à Deir al-Shaïkh. Il continuera à séparer
les chrétiens de Taybéh du Saint Sépulcre et les Musulmans de Yassouf de la mosquée Al-Aqsa. Il continuera à séparer les juifs
des Lieux saints. Il continuera à séparer les paysans des hauts
plateaux palestiniens de leurs lieux de travail à Tel Aviv et à
Haïfa.
Le Mur de Sharon, ce désastre sans
mélange, offre une rare opportunité d' observer la nature
véritable de l'Etat juif, et d'en appeler à son démantèlement.
Non : ce qu'il faut démanteler, « C'est pas le Mur, andouille
! », c'est l'Etat juif !
Traduction de l'anglais par Charbonnier Marcel