For One Democratic State in the whole of Palestine (Israel)

FOR FULL EQUALITY OF NATIVE AND ADOPTIVE PALESTINIANS

FOR One Man, One Vote

Home


Search

Un automne en Crimée

 

par Israël Adam Shamir

 

J'adore cette contrée à la morte saison. Les touristes fatigants sont partis. Le nord est déjà sous la neige, mais ici en Crimée, l'automne se prolonge dans toute sa mûre beauté. Les forêts débordent de couleur, du verdoiement au jaune évanescent, du violet au violent. Et les vignes déploient plus de rouges et de pourpres que microsoft n'en imaginera jamais. Des ruisseaux joueurs dévalent les pentes raides, depuis les plateaux âpres et nus, jusqu'à la mer profonde et placide, bondissant en cascades coquettes. Les routes qui sillonnent ces coteaux avec des virages impossibles sont vides, et les palaces que je visite partagent avec moi seul l'histoire unique de cette terre.

 

Le plus ensorcelant c'est le palais Jardin des khans de Crimée; mince, délicat, austère, avec des chambres bien proportionnées, beaucoup de vérandas, des jardins somptueux, la tour au faucon pour les fauconniers du grand Khan, et deux fontaines exquises pleines de réminiscences de l'Alhambra de Grenade. La Fontaine Dorée murmure si gentiment, si doucement qu'on a du mal  à capter son babil. La Fontaine Aux Larmes verse ses larges pleurs d'une vasque à la suivante, sanglotant en silence sur sa gloire passée. Le palace a donné son nom à la petite ville, qui fut jadis capitale des khans, et l'a gardé depuis lors, Bakhchi-Sarai en turc, la langue des Tatars de Crimée, les autochtones, soit "le palais jardin".

 

Je suis assis sur le divan avec mon ami et maître des lieux, le grand Khan, comme nous nous plaisons à l'appeler, parce que le palais est un musée, et il en est le directeur. Abu Bekir vient de prendre sa retraite après vingt longues années à diriger ce trésor national, mais il en reste proche. Il est lui-même une précieuse source  intarissable de récits sur le pays et son histoire, et chaque fois que le quitte, il est un peu plus sage. Cette fois-ci, nous nous sommes remémorés les temps jadis, l'histoire de son peuple, qui donne tant de raisons d'espérer, et les circonstances étranges de mon insertion dans celle-ci.

 

Lorsque la fureur du soulèvement palestinien à la fin des années 80 et la répression sans quartier qui s'en suivit me poussèrent à fuir la Palestine, j'avais débarqué en Crimée à la recherche de consolations. La Crimée est comme une sœur de la Palestine, elles partagent le même paysage, le même caractère, le même héritage byzantin et turc, la même brise de mer rafraîchissante. La Crimée est peut-être plus fraîche et plus verte que la Palestine, ses montagnes sont peut-être plus hautes et plus pentues, et les parties sauvages y sont moins arides, mais on a une impression de familiarité. Après avoir savouré les doux vignobles de muscat, les sources capricieuses, les oliveraies couvertes de fruits noirs au jus pourpre, je découvrais que ces deux sœurs partagent la même triste histoire de déportations et d'expulsions. Les Palestiniens ont perdu leur patrie en 1948; les autochtones de Crimée avaient perdu la leur quatre ans plus tôt. Leurs villages leur avaient été confisqués par des étrangers, qui les avaient renommés et reconstruits dans le style sans charme de l'Europe de l'Est, ensevelissant à jamais la touche orientale.

 

 

Les récits du viol de la Crimée touchaient une corde sensible en moi. A la fin des années soixante, j'étais arrivé en Palestine, comme jeune colon débarquant de Russie, dans une sereine ignorance de ce qui s'était passé vingt ans plus tôt. J'avais découvert cela pas à pas, en sillonnant le pays sur le dos de mon ânesse, qui s'appelait Linda. Je remarquais que le pays était parsemé de ruines solitaires, de niches interdites, avec des puits comblés sous les figuiers. Je posais des questions aux villageois, et j'apprenais qu'il s'agissait des vénérables villages historiques mentionnés dans la Bible et décrits dans les chroniques des Croisades, lorsque soudain l'État juif  s'implanta, mit sens dessus dessous toute fondation et chassa les habitants  en 1948. Plus tard, je rencontrai certains des réfugiés dans leurs camps sordides, et après plusieurs années, je les ai revus installés dans leur nouvelles vies; ils n'ont plus jamais été autorisés à revenir sur leurs terres ancestrales raflées.

 

Deux mots arabes, Nakba, l'expulsion de 1948, et Awda, le rêve du retour pour les expulsés, devinrent les clés qui me firent comprendre bien des mystères. Lorsque je traduisais l'Ulysse de Joyce et l'Odyssée, le long voyage d'Ulysse jusqu'à Ithaque devint pour moi Awda, et lorsque je fêtais Pâques, la Nakba de la Crucifixion s'y combinait avec l'Awda de la Résurrection. Cela entrait en résonnance immédiate avec mon sionisme juvénile, mais m'apparut bien vite pour ce que c'était: un mirage. Mon supposé retour triomphal en Terre sainte s'avéra n'être guère plus que la visite d'une terre magnifique, mais étrangère. Je ne revenais pas vers mon pays d'origine, parce que ce n'était qu'un rêve, et les Palestiniens avaient perdu leurs maisons. Mes rêves avaient détruit leur réalité. Les réfugiés rêvaient maintenant de la vraie maison où ils avaient bel et bien grandi, et des eaux de source où ils avaient trempé leurs lèvres à l'ombre d'oliviers bien réels. Si je ne pouvais pas rentrer vraiment chez moi, je voulais au moins aider ces réfugiés rentrer chez eux. Victime déracinée des rêves sionistes, je rêvais désormais d'aider les autres à revenir vers leurs propres vraies racines.

 

Lorsque j'avais quitté la Palestine à la fin des années quatre-vingt, ce rêve était aussi inaccessible que dans les années soixante. Mais dès que j'avais atterri en Crimée, j'avais découvert une Awda en pleine floraison. En 1989, les Tatars expulsés entamaient le chemin du retour. Dans l'Ulysse, Stephen  Dedalus s'écrie: "Puisque nous ne pouvons pas changer le pays, changeons donc de sujet".

 

Joyce avait tort: il est bien plus facile de transformer un pays que de changer de sujet, pour une personne donnée. Mon sujet, c'est quelque chose qui reste coincé entre la Nakba et l'Awda.

 

 

 

La Nakba des Tatars de Crimée commença en 1944, lorsque l'Armée Rouge chassa les Allemands de la presqu'île fertile. Après en avoir pris le contrôle, les Russes commencèrent à charger les autochtones dans des trains et les déportèrent en Asie centrale. Ils accusèrent les Tatars de collaboration avec l'armée nazi, malgré le fait qu'il y avait de nombreux soldats courageux qui s'étaient distingués en se battant aux côtés des Russes contre les nazis. Les Soviétiques les traitèrent aussi arbitrairement que les Américains leurs propres tribus indigènes: quelques deux cent mille personnes, 15 ou 20% de la population totale des Criméens furent déclarés "traîtres  hostiles" et embarqués au loin.

 

Les années passèrent, dans l'exil. les Tatas s'en sortaient bien, leurs enfants reçurent une bonne éducation, ils construisaient des logements dans leur nouveau pays. Dans les années 1960, l'appellation infamante disparut, et les Tatars de Crimée se retrouvèrent brusquement libres d'aller où ils voudraient, sauf en Crimée. La Crimée était alors connue comme la Riviera russe; les villages et demeures des Tatars déportés étaient devenus des datchas et des complexes hôteliers pour les privilégiés. Les Tatars ont pris racine dans leur nouvel environnement, déclarait le gouvernement.

 

Les Tatars n'étaient pas d'accord. "Qu'est-ce qu'ils s'imaginent, qu'ils peuvent nous transplanter à leur guise comme des légumes? Ils n'oublièrent pas leur terre natale, et ils commencèrent leur long combat pour le retour. Tout au long des années 1960, ils manifestèrent, ils organisèrent des sit-in dans plusieurs bureaux du gouvernement, et même face au président de l'Union soviétique; leur campagne figurait en seconde place, juste après celle des Russes juifs sur le thème "Let my people go", mieux financée et répercutée, mais chronologiquement, ils avaient été les premiers. Ce sont les Tatars qui inspiraient les juifs; en tout cas, pour moi du moins, qui étais un  jeune dissident, et ce sont eux qui m'avaient fait embrasser mon sionisme personnel. Les dissidents juifs étaient actifs dans bien des causes, comme ils l'étaient dans la lutte pour les droits civils dans le sud américain. Le poète russe juif Ilia Gabay devint un soutien capital du mouvement tatar. Il fut condamné à trois ans de prison, puis relâché et se suicida, désespéré, le cœur brisé. C'est un cas poignant et tragique, celui de l'homme capable de ressentir toute la douleur d'autrui, jusqu'au jour où elle devient trop lourde à porter.

 

Les Tatars faisaient des choses inouïes en ces temps de prééminence soviétique, telles que manifester sur la Place Rouge et défier le Kremlin. Tandis qu'ils battaient le pavé à Moscou, les Tatars ne négligeaient pas "les faits sur le terrain", le fait accompli. Ils s'infiltraient continuellement en Crimée, lentement, malgré des forces énormes, malgré les règlements et interdictions. Les autorités interdisaient aux Tatas de se rendre en Crimée. Les Tatars ne pouvaient pas acheter un billet de train ou d'avion pour leur presqu'île. Les Tatars ne pouvaient pas s'immatriculer comme résidents en Crimée, et sans permis de séjour ils ne pouvaient pas y trouver de travail.

 

Mais ils continuaient à s'infiltrer en Crimée, aussi inexorablement que l'eau qui traverse les briques, aussi impossibles à arrêter que le saumon qui remonte le courant. Lorsqu'ils se faisaient prendre et déporter, ils se rassemblaient  sur la frontière, et retrouvaient d'autres moyens de la passer. Ils échafaudèrent soigneusement des bases avancées en prévision du retour, rapprochant leurs familles depuis les villes lointaines de Boukhara et de Samarkand.

 

A la fin des années quatre-vingt, l'Union soviétique commença à se désintégrer. Les autorités centrales s'affaiblissaient, les vieux règlements s'émoussaient, et les Tatars commencèrent à affluer en masse en Crimée. C'est alors que je rencontrai pour la première fois notre Khan, le professeur Abu Bekir, et que je l'écoutai me raconter la lutte des tatars. Au cours des années suivantes, j'ai rencontré beaucoup de Tatars; ce sont des gens aimables, généralement éduqués, durs à la tâche, agréables à regarder, ouverts et amicaux par tempérament. C'est un peuple habitué à se faire des amis et se faire accepter. Ceux qui se réinstallaient ne cherchaient pas la bagarre avec la population majoritaire russe; dans la plupart des cas, ils bâtirent des relations amicales avec leurs nouveaux voisins.

 

Et curieusement, les habitants les acceptèrent plutôt bien aussi. Au début ils étaient visiblement tendus, devant cette invasion de "collabos nazis" mais ils ne furent pas longs à reconnaître en eux de bons voisins. Les Tatars ne sont pas inconsistants, ils ont appris à rester soudés quand les temps sont difficiles, et ils ne cherchaient pas non plus à en découdre: ils rachetèrent ou reconstruisirent leurs maisons restaurées, s'intégrèrent dans la mosaïque criméenne contemporaine, et devinrent partie prenante de la communauté. Ils ne renâclaient pas devant le travail, il ouvrirent de nombreux cafés, offrant de la bonne cuisine à des prix raisonnables, et ça, la Crimée soviétique n'y avait encore jamais goûté.

 

C'est à ce moment que j'écrivis un article au sujet de l'Awda des Tatars pour le quotidien israélien Haaretz; mon article se terminait sur l'espoir d'être un jour témoin. du retour des réfugiés palestiniens. Le journal publia mon article, mais en coupant la dernière phrase. Je traduisis mon article en russe et le donnai à la Literatournaya Gazeta, qui était un hebdomadaire de la capitale très important à l'époque. Ils le publièrent, avec la phrase finale. Le rédac chef de Haaretz reçut quelques récriminations de juifs moscovites, et ce journal progressiste me vira sur le champ. Ce fut la fin de mes collaborations dans les media israéliens en hébreu, mais ce n'est pas la fin de l'histoire.

 

1990, c'était une année turbulente; personne ne savait ce qui se préparait et ce qui allait se passer. Les rusés Tatars présentèrent mon papier dans la version publiée par le journal de Moscou aux officiels criméens locaux comme preuve que Moscou avait signé l'autorisation pour leur retour. A l'époque, c'est exactement ce qu'une telle publication signifiait: en 1990 cela ne signifiait pas grand-chose à Moscou, mais dans la lointaine Crimée c'était pris très au sérieux. Les Tatars obtinrent de petites parcelles dans toute la Crimée, sur la base de ce même article qui m'avait valu ma mise à pied, de sorte que même si c'était bien désagréable pour moi, cela s'avérat une excellente chose.

 

Vingt ans passèrent avant que je repasse par la Crimée. Maintenant la Crimée fait partie de l'Ukraine indépendante, et c'est un produit dérivé de l'espèce de balkanisation que répand la crise économique néolibérale: un brouillon de ce que serait une Écosse indépendante, ou une Catalogne "libérée". Bien des Ukrainiens, comme les Russes, regrettent la séparation et préféreraient la restauration de l'Union, s'ils avaient le choix. L'emprise de Kiev sur la Crimée est précaire; si elle devait choisir, la plus grande partie de la population de Crimée choisirait de s'unir à nouveau à la Russie.

 

Pour déplacer l'influence russe, les autorités ukrainiennes flattent la minorité tatar, et ceux-ci misent sur l'Ukraine. Ils ne sont pas assez nombreux pour constituer une minorité autonome, si bien qu'ils vont soutenir une Ukraine indépendante aussi longtemps qu'ils seront bien traités. L'indépendance ukrainienne a été positive pour les Tatars qui revenaient, et ils ont effectivement repris racine dans leur contrée ancestrale.

 

Ils ont des problèmes comme tout le monde; vingt ans de capitalisme ukrainien débouchent sur un bilan mitigé: ce n'est pas un désastre complet, comme le disent certains, mais ce n'est guère une bénédiction non plus. La campagne est toujours aussi belle. Certains épouvantails soviétiques ont été ôtés, et d'autres, post soviétiques, sont apparus. Yalta et Gurzuf, deux des points les plus charmants de la côte sud, sont devenus hypercommerciaux et surdéveloppés. Un parc d'attractions a été bâti sur la promenade historique jadis foulée par Tchékhov. Les prix sont élevés et rien n'est gratuit; ils vous font payer pour aller à la plage et pour faire une marche en montagne. C'est une histoire de réussite néo libérale typique, avec le revers habituel: l'Ukraine a un taux de chômage très élevé, et la Crimée aussi. Les jeunes n'ont aucune chance de trouver du travail en dehors des services pour les touristes.

 

Les Tatars et les Russes d'une même voix me disent que leur système éducatif est à l'abandon, avec les problèmes économiques. Il faut être dans un réseau solide pour décrocher un emploi, même avec des diplômes universitaires. Et les Tatars de retour ne sont pas les mieux lotis en ce domaine, ils n'ont pas fréquenté les universités locales, et ont en outre à régler leur problème de logement. Tandis que les autorités locales préfèrent vendre les terres de l'État à de riches investisseurs et aux nouveaux riches de Moscou, les Tatars têtus occupent des terrains jusqu'à ce qu'ils aient de quoi s' acheter, à coups de pots-de-vin, la légalisation de leur squat. J'ai visité la charmante demeure qu'un Tatar s'est construite à côté de la source de Jur-Jur, dans le village de Ulu Uzen (officiellement appelé Generalskoye). Le seul restaurant, et unique auberge où s'arrêter dans les parages leur appartient, parce que les Tatars ont plus l'esprit d'entreprise que les locaux. Ils sont accueillants et partagent volontiers les récits de leur déportation et de leur retour.

 

Les Tatars ont rendu une certaine couleur locale à la Crimée; de fait, ils sont à la mode. Le meilleur et le plus cher restaurant le long de la côte sud sert de la cuisine tatar dans un palace restauré, et il appartient à un couple de Moscou. Les peintres tatars et les architectes sont recherchés pour ajouter la touche tatar. Ils ont reconstruit leurs anciennes mosquées, comme le Baybars Jami dans la vieille ville de Krym; cette mosquée avait été construite au XIII° siècle par le sultan Baïbar, originaire de Crimée, celui qui arrêta l'invasion mongole près de Ain Jalut en Palestine. L'islam est en train de faire de grands progrès parmi les Tatars: ils n'ont jamais été particulièrement religieux, mais maintenant ils subissent l'influence de l'Arabie saoudite et des Turcs. Cette influence religieuse a détourné beaucoup de jeunes gens de l'alcool et de l'abus des drogues qui était un fléau dans les années quatre-vingt-dix. En tout cas, je n'ai jamais vu une femme en tchador, et les barbus sont rares.

 

Les Tatars ne constituent que 15% de la population de Crimée, mais on les trouve à tous les niveaux de l'activité économique: ils sont chauffeurs de taxi, ils enseignent, ils sont médecins, ils font pousser des légumes. Bref, ils ont réussi leur intégration dans la population locale, avec le minimum de frictions. Un jour viendra où la déportation ne sera plus pour eux qu'un mauvais rêve..

 

Peut-être que maintenant mes lecteurs israéliens vont comprendre que l'Awda n'a pas lieu d'être une catastrophe, mais peut devenir une nouvelle chance. Peut-être que maintenant mes lecteurs israéliens vont pouvoir digérer la ligne que j'écrivais il y a vingt ans: " Souhaitons que les réfugiés palestiniens trouvent eux aussi le chemin pour retourner dans leurs villages, Inch Allah".

 

La générosité ukrainienne dans la façon de gérer leurs réfugiés fait honte à la mesquinerie israélienne; leurs déportés sont maintenant chez eux, alors que les Israéliens ne considèrent pas encore la Nakba comme un crime, et que même les Israéliens les plus éclairés rejettent l'Awda.

 

Pourquoi ils avaient été déportés

 

Or voilà qu'il y a quelque temps, ce paisible tableau s'est vu troublé par quelques jeunes qui ont pris d'assaut un squat tatar près de Simferopol, et un enfant tatar a été malmené. La tension est montée d'un coup. Ce soudain blocage dans les relations entre communautés a commencé en mai 2012, lorsque le représentant tatar au parlement ukrainien a proposé une loi de restitution, où la déportation sur des bases ethniques était qualifiée de crime, et où étaient garanties aux déportés quelques réparations et le retour aux anciens noms de leurs villages. Le parlement (Rada) a accueilli la  proposition avec sympathie, et les porte paroles de plusieurs mouvances étaient prêts à approuver le projet avec des amendements mineurs.

 

Mais voilà que Petro Simonenko s'est emparé de la chose, et a retourné l'opinion contre le projet. Il a évoqué la malhonnêteté des Tatars, et leur soutien à Hitler. Il a dit que la déportation n'avait pas été un crime mais un sauvetage, sans lequel des milliers de Tatars auraient été fusillés en tant que traîtres ou lynchés par des patriotes. Son discours a fait échouer le projet, et la loi a été rejetée.

 

Il parlait au nom du parti communiste, et les communistes ne veulent pas qu'on leur impute un crime de plus. Allons plus loin, si vous voulez prétendre au statut de victime, soyez prêts à affronter les récriminations des gens dont vous avez fait vos victimes. Quand vous commencez à creuser dans le passé, ce sont tous les squelettes qui remontent.

 

 

Mais qu'est-ce qui s'était réellement passé?

 

 

Alan W. Fisher, dans son étude capitale sur les Tatars de Crimée, écrit que les raisons de la déportation sont loin d'être claires. Les Tatars n'avaient pas collaboré avec l'envahisseur plus que les autres peuples occupés, y compris les Russes et les Ukrainiens. Ils n'avaient personne de comparable à Bandera, le dirigeant pro nazi ukrainien, ni à Vlasov, le général russe pro-nazi. Ils n'avaient été mieux traités sous la férule germanique que d'autres groupes ethniques: plus de 60 villages ont été brûlés par les nazis, parfois avec leurs habitants. Les nazis avaient des plans fin prêts pour exterminer ou déporter les Tatars quand la guerre serait finie; la seule raison pour laquelle ils n'avaient pas commencé tout de suite à mettre le plan à exécution, c'est qu'ils ne voulaient pas créer de problème à leur allié potentiel , laTturquie, où résidait un grande communauté tatar.

 

Et surtout, un mois après la déportation des tatars de Crimée, toutes les autres minorités autochtones de Crimée ont été déportées: Grecs, Bulgares, Arméniens, et Italiens (oui, ils avaient quelques centaines d'italiens). Seuls les juifs natifs, les Karaïtes et les Krymchaks ont été autorisés à rester en Crimée avec les Russes et la majorité ukrainienne. Pourquoi seulement ces minorités-là, Fisher n'avait pas la réponse.

 

J'ai trouvé moi-même la réponse, à Moscou, où certains documents de l'époque ont été rendus publics. Ces documents soulignent le cas infâme du Comité juif antifasciste (JAC). Le JAC fut créé en 1942 afin de colmater la brèche entre les juifs des États-Unis et la direction soviétique; pour mobiliser les juifs américains afin qu'ils aident la Russie soviétique et les juifs soviétiques dans leur combat contre l'Allemagne de Hitler. Plusieurs de leurs contributions furent estimables, et leur travail fut apprécié par Staline, jusqu'au moment où ils franchirent la ligne rouge.

 

En 1943, deux dirigeants juifs russes du JAC, le metteur en scène de théâtre Samuel Michoels et le poète Itzik Fefer, visitèrent les États-Unis. Ils parlaient yiddish, étaient clairement non communistes, et se conduisaient comme de parfaits exemples de la "diplomatie du peuple" telle que la décrit l'historien Eugène Lobkov. Ils furent extrêmement bien reçus tant par les Américains juifs que non juifs. Ce fut une excellente campagne de propagande en temps de guerre, et les dirigeants du JAC rentrèrent chez eux convaincus de leur propre importance, du grand rôle que l'Amérique allait jouer dans l'URSS après la guerre, et des positions éminentes que les juifs occupaient dans tout cela. Ils décidèrent de devenir le noyau d'un lobby juif à l'intérieur de l'URSS, étroitement relié aux intérêts des juifs américains.

 

Le 15 février 1944, trois dirigeants du JAC (Michoels, Fefer et Epstein) adressèrent une lettre à Staline et à Vyacheslav Molotov. Dans cette lettre ils demandaient que l'URSS livre la Crimée aux juifs. Ils déclaraient que la presqu'île devrait acquérir le statut de République juive soviétique séparée, sur le même plan que la Russie, l'Ukraine et la Géorgie. En tant qu'État juif, elle aurait le droit de quitter l'URSS si elle le souhaitait à l'avenir. C'était leur alternative à l'État juif que d'autres proposaient au même moment en Palestine.

 

Lobkov décrit la lettre comme "un document sec, sans remerciements, ni formules de politesse, presque choquant; c'est une lettre à un chef d'entreprise qui va bientôt perdre son poste. Les problèmes juifs ne peuvent être réglés que par la création de la République soviétique juive en Crimée. Les juifs des États-Unis financeront l'opération, disaient-ils."

 

Qu'est ce qui avait bien pu faire penser à ces dirigeants du JAC qu'ils pouvaient dicter leur volonté à Staline? En 1944, on pensait que l'URSS pourrait accepter la direction américaine et leur argent comme le faisaient les autres États européens, parce que la Russie était en piteux état, épuisée par la guerre et ravagée. Le plan Marshall démarrait, un plan qui offrait la reconstruction et la prospérité, et toutes les nations qui voulaient en bénéficier n'avaient  qu'à accepter le droit de regard américain, et ce plan était également offert à l'URSS. Apparemment, les dirigeants du JAC étaient convaincus que Staline accepterait l'argent du Plan Marshall et la tutelle américaine, y compris les propositions des juifs américains, dont la création d'une république juive de Crimée.

 

Encore mieux, ils avaient trouvé un allié en la personne de Molotov, dont la femme, Paulina Jemchujina, avait de forts sentiments juifs (elle se décrivait elle-même devant Golda Meir comme une Yiddish Tochter, une demoiselle juive). Autre allié, Laurent Beria, le puissant patron de la sûreté de l'État. Certains disent (mais d'autres le nient) que Beria était d'origine juive, mais il avait indéniablement des penchants pro-juifs et pro-américains. Béria était amical avec bien des juifs éminents tels le curateur du programme nucléaire soviétique; il intervint personnellement pour étouffer l'affaire du complot des blouses blanches, et fit relâcher les médecins juifs arrêtés en mars 1953, après la mort de Staline. Beria avait publiquement soutenu une proposition consistant à lâcher l'Allemagne de l'est et à la laisser sous le contrôle des Occidentaux en échange d'une aide économique. Il connaissait les plans et les proposition du JAC, et c'était exactement le genre d'homme qui accepterait joyeusement le plan Marshall, ce qui mettrait l'URSS sous la tutelle des USA.

 

L'officier de renseignement Pavel Soudoplatov écrivit que tant Beria que Molotov, suivaient de près et soutenaient les activités du JAC; ils virent le brouillon de la lettre à Staline, ils eurent connaissance du projet de créer la république juive de Crimée et ils l'approuvèrent.

 

Les allégations de collaboration des Tatars avec les nazis furent échafaudées à partir des rapports d'un seul homme, Leo Mekhlis, surnommé "l'inquisiteur", qui était le rédacteur en chef de la Pravda et un ex-sioniste. Beria utilisa les rapports de Mekhlis pour convaincre Staline de déporter les Tatars. Il est probable que tant Mekhlis que Beria étaient guidés en cela par les pressions du JAC.

Beria débattit de l'idée d'une Crimée juive avec Averell Harriman, l'ambassadeur US à Moscou, jusqu'en 1947, selon Soudoplatov.

 

Quant au plan Marshall, Staline était partagé. Au départ, il penchait pour l''acceptation, jusqu'au moment où Donald Maclean, le premier secrétaire de l'ambassade britannique à Washington (espion soviétique en outre) informa Moscou que le but véritable était d'assurer la domination économique américaine sur l'Europe. Il révéla que tous les financements seraient soigneusement contrôlés par l'industrie US et les banques. C'était également le point de vue du professeur Varga, économiste important qui avait l'oreille de Staline. Après une longue période d'hésitation et de discussions, Staline décida de rejeter le plan. Comme nous le savons maintenant, les conditions du plan Marshall comportaient l'éviction de tous les communistes des gouvernements des pays bénéficiaires, l'acceptation du dollar US comme monnaie universelle, et l'ouverture des marchés aux productions américaines. Les bénéficiaires y gagnaient largement à court terme, mais à long terme ils étaient assujettis à la domination US.

 

Le rejet de Staline rendait caducs les projets du JAC. Tandis que la République juive de Crimée ne verrait jamais le jour, les Tatars et d'autres minorités de Crimée avaient déjà été déportées. L'histoire montre clairement que la tragique déportation n'avait guère à voir, pour ne pas dire rien du tout, avec une collaboration supposée: la cause était à rechercher dans les efforts d'un lobby juif et d'un lobby pro américain au sein de la direction soviétique. Ceci va peut-être calmer le camarade Simonenko, et peut-être que lui et ses amis cesseront d'alimenter des sentiments anti-Tatars en Crimée.

 

Peut-être que nous devrions tous reprendre notre sang-froid. Nous avons vu comment Staline  avait failli se faire rouler par ses assistants auxquels il faisait confiance. Avec quelle facilité ne nous laissons pas guider par des rapports falsifiés et des manœuvres pleines de duplicité? Tenons-nous en aux faits. Nous avons vu comment l'Awad est quelque chose qui peut fonctionner. Est-ce que la Palestine est tellement différente de la Crimée? Est-ce que les Tatars sont tellement différents des Palestiniens? Est-ce que le public israélien est tellement différent de sa contrepartie ukrainienne? De la bonne volonté, c'est tout ce qui manque pour réintégrer les réfugiés, pour unifier la société et pour rendre à la famille son unité. Voilà pourquoi Homère boucle son épopée avec le retour d'Ulysse chez lui, le retour de l'aventurier errant auprès de sa femme et de son fils.

 

 

adam@israelshamir.net

 

Traduction: Maria Poumier

 

Home